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d’un temps plus ou moins long, on parvient à continuer la marche jusqu’à ce qu’un nouvel accident vous arrête de nouveau.

Voici à peu près comment se passent les journées. A deux heures du matin, les hommes se réveillent ; les vieux, se tournant vers l’occident, font leurs inclinations et prient Allah. Le jour perce à peine, on démarre.

Sur la côte, les arbres, buissons, pans de murs se dessinent en masses sombres, et la rive vous apparaît comme une ligne brunâtre. Le jour croît, et lentement tout se dessine avec plus de netteté, tout s’éclaire. Une brume s’élève du fleuve, une brume au gris fin ; mais, légère et vaporeuse, elle n’obscurcit point l’horizon et n’empâte point les lignes ; elle entoure mollement les masses éloignées. Une faible brise l’enlèvera de terre ; un rayon de soleil la dissipera. Et le paysage apparaît sous l’éclatante lumière. La barque flotte, côtoyant tantôt une rive, tantôt l’autre, tantôt les îles basses, sorte de bancs de limon garnis de roseaux, de réglisses[1] et de quelques rares tamaris. Grands paysages du fleuve, grands paysages lumineux aux teintes éclatantes et dures sous la lumière du midi, douces et molles vers la chute du jour, aucun autre fleuve d’Asie n’a plus de charme, de couleur, de majesté. Ici des rives basses, plates, couvertes de verdure ou montrant l’or des sables. Là des collines peu élevées, à la base effritée par les eaux ; de ce grand fleuve, la vue embrasse un immense panorama, l’œil perçoit une grande quantité de lumière épandue sur un immense espace, et, comme fond de tableau, quelques collines aux teintes jaunâtres, aux lignes indécises dans l’éloignement, semblent se fondre dans les tons gris de la base du ciel.

Mais voici là-bas des troupeaux de chèvres et de moutons qui s’abreuvent à la rive ; on s’arrête, on tue un mouton, on boit du lait. Et les hommes, après le repas, se mettent à causer avec les bergers. On ne peut les faire partir.

La manière de traire les chèvres est assez singulière. Entre deux pieds de tamaris, distans l’un de l’autre de trois à cinq mètres, ils tendent une corde à la hauteur du cou des chèvres. Puis ils prennent une autre corde fixée d’un côté à la première, et qu’ils roulent autour du cou de deux à trois chèvres de droite et de gauche de cette corde. Ils traient les animaux en attirant les mamelles entre les jambes de derrière. Ces indigènes sont

  1. L’on n’a point encore utilisé ces immenses surfaces couvertes de réglisses. Le rouissage des tiges a donné une filasse d’assez bonne qualité. Les cordages qui en ont été faits sont cassans s’ils sont secs, mais imputrescibles dans l’eau et ayant une force de résistance beaucoup plus grande que ceux provenant du chanvre.