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des bergers turkmènes assez pauvres, ayant un troupeau de deux cents têtes de moutons et chèvres, trois chevaux, deux tentes, un âne, et cultivant quelques terres dans une des plages basses bordant le fleuve. Il y a toute une famille, le père, la mère et quelques enfans menant la vie nomade.

— Viens dans ma tente, me dit le Turkmène.

J’y entre et m’assieds à la turque sur des tapis. C’est une tente ronde, une kibitka, la partie cylindrique faite avec un treillis de tige de bois. Le dessus, formant chapeau, se compose de grandes perches en bois montées sur un petit cercle central. Des feutres, faits grossièrement de laine brute, empêchent le soleil de trop darder ses rayons. D’étroites bandes de toile, entourant le tout, donnent un peu de solidité à ce léger échafaudage. La fumée s’échappe par le haut de la demeure. À terre des sacs, des tapis, quelques ustensiles de ménage, plats et écuelles en bois.

Toutes les tentes d’Asie se ressemblent, celles des steppes du nord comme celles des monts du Tian-Chan.

C’est toujours la même forme, le même genre de construction. Les tapis et feutres sont faits par les femmes, qui travaillent pendant que l’homme se promène ou se repose dans la tente. On apporte le riz cuit dans la graisse de mouton, c’est le palaô, plat national. Les Asiatiques n’ont pas besoin de cuillère. Assis près de la porte de la tente, formant cercle, ils mangent avec leur main droite, faisant artistement avec leurs doigts une boulette de riz qu’ils absorbent avec calme. Car les Asiatiques sont graves dans toutes les circonstances de la vie.

Leurs moutons sont de la race à grosse queue, que l’on nomme souvent dans le bassin méditerranéen race de Syrie. Ils le considèrent comme le mouton indigène et le préfèrent à toute autre race, même à la race dite arabe, que l’on rencontre parfois dans le bassin du Zérafchane.

Nous repartons et nous naviguons, ou plutôt nous flottons jusqu’au soir. Pendant la halte de l’après-midi, d’autres barques nous ont rejoints, et nous marchons de compagnie. Le jour tombe. Bientôt le soleil disparaît, l’heure du crépuscule commence. Tout le pays au Levant s’enlise lentement dans une ombre bleue. L’eau réfléchit le ciel, et c’est à peine si, au milieu de ce bleu flou, la terre, les collines sableuses, les rives apparaissent dans ce rayonnement de tons bleus. Aucune ligne ne se dessine nette, pure ; tout flotte dans une demi-teinte. Seule la barque qui nous suit, accrochant à ses flancs les derniers rayons du couchant, se dessine sur ce bleu avec ses tons gris de vieux bois lavé, avec sa poupe grossière dominant le fleuve immense, et elle apparaît lumineuse comme si la