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repose la vieillesse de l’ancien conspirateur. Les voisins accourent contempler le grand homme ; taciturne et chagrin devant eux, il retrouve après leur départ toutes ses grâces avec « les deux reines, » les nièces de son hôte. Absent, il leur écrit jusqu’au dernier jour, car il ressaisit dans ces lettres les deux grands plaisirs de toute sa vie, les seuls qui lui restent à cette heure crépusculaire : moduler des phrases superbes où il épanche son désenchantement, et tourner une jeune tête avec ces phrases. — Le glorieux ami partit le premier. Hyde de Neuville vit encore la révolution de 1848 et prévit qu’elle aboutirait à l’empire d’un Napoléon. Le proscrit, dont la tête avait été si longtemps mise à prix, mourut octogénaire, en 1857, entouré de l’affection des siens et de la considération de tous.

Si l’on pouvait réveiller les images accumulées dans les yeux que la mort a clos, voilà bien les paupières qu’il faudrait soulever, pour demander à ces miroirs de nous rendre les plus nombreux, les plus curieux spectacles que le monde d’hier ait offerts à l’un de ses spectateurs. Mais les images se succèdent et se superposent dans les yeux vivans ; déjà décolorées par l’universelle usure, la vie qui s’enfuit les abolit, elles vont rejoindre dans l’évanouissement commun les objets d’où elles émanèrent. Il n’en reste que les pâles vestiges retenus par la pensée, fixés par elle dans des livres comme celui que nous venons de feuilleter. — Après s’y être diverti, chacun rendra hommage au cœur honnête que ce livre découvre. La vie si remuée de Guillaume Hyde de Neuville fut intérieurement simple et belle. Il y en eut de plus magnifiques, en ce temps où la moisson d’hommes était haute ; il n’y en eut pas de plus droite. Consacrée à un principe, elle lut un acte perpétuel de dévouaient, ce qui est rare, à des princes qui le payèrent fort peu, ce qui l’est moins. Patriote à sa manière, il ne voulut redresser son pays que du dedans. Conspirateur d’occasion, et peut-être de vocation, il ne le fut jamais jusqu’aux lâchetés de l’assassinat : la police impériale le calomniait, quand elle mêlait son nom à l’affaire de la machine infernale. Un singulier alliage d’audace pratique et de sens très réfléchi semblait le marquer pour une destinée plus éclatante. Il ne l’a pas remplie : peut-être y fallait-il une âme moins pure et moins fière, mieux armée d’égoïsme, plus facile aux changemens. C’est encore faire son éloge d’indiquer par où il manqua les grands premiers rôles ; s’il n’eut pas toute sa mesure de renommée, raison de plus pour lui en restituer une très large d’estime et de respect.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUÉ.