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témoigna une sorte d’amitié maternelle et sensuelle, une amitié façon d’amour (car cette reine de théâtre ne sait, pas plus que Catherine II, vivre sans quelque passion attardée), de telles consolations ne pouvaient remplir une âme inquiète, ardente, souffrant de l’oubli du public et de cet abîme de vide que creusent le silence, la privation des vains bruits retentissans qui composent une célébrité viagère. Sa fortune et sa volonté réservaient à son âge mûr, à son âge d’argent, la plus piquante aventure, la rencontre du margrave d’Anspach et Baireuth, prince découragé, mélancolique, au cœur simple et sensible, à l’âme faible, qui se sauvait de sa femme et de sa cour, et cherchait à s’étourdir dans les plaisirs de Paris, une de ces pâles figures que le destin semble avoir façonnées pour la fin d’une dynastie. Clairon devint son philosophe, sa bonne maman, son premier ministre, un peu sans doute aussi sa maîtresse, et, pendant dix-sept ans de séjour à Baireuth, Melpomène, transformée en Minerve, joue passablement le rôle d’une Maintenon au petit pied. Joies du pouvoir, enthousiasme des premiers temps, supplications des courtisans, empressement des grandes dames à ses soupers, un bel appartement avec cinq laquais, valet de chambre, maître d’hôtel, les dettes de l’état minuscule acquittées, les impôts adoucis, l’agriculture protégée, un hospice, une fontaine monumentale construits par ses soins, puis les premiers désenchantemens, l’ennui et la cuisine allemande qui la tuent à qui mieux, les embûches d’un ministre (il n’est si petite cour qui n’ait son Narcisse), les hauteurs de la duchesse de Wurtemberg, qui lui refusa toujours un entretien, les jalousies de la margrave, pauvre laideron que l’on comparait à un lis fané, les infidélités du margrave, rien ne manque au tableau ordinaire de la vie de cour. Peut-être caressait-elle l’espoir d’épouser un jour le prince, mais voilà qu’en 1787 le malheur fond sur elle sous la forme d’une Anglaise, jeune encore, spirituelle, séduisante, qui a tous les talens, toutes les grâces, dont la physionomie fit dire à lady Montaigu qu’elle y retrouvait tous les romans qu’elle avait lus, tous les romans qu’elle avait écrits. La lutte s’engagea bientôt entre l’Égérie aux cheveux gris et l’intruse : — « Je ne suis rien, monseigneur, écrivait Clairon, mais mon âme est quelque chose, et, jusqu’à mon dernier soupir, je vous obligerai du moins à m’estimer. » — Et elle menaçait de se tuer, mais lady Craven se moquait et rassurait le margrave : « Allons donc, monseigneur, oubliez-vous que ses poignards rentrent tous dans le manche ? » Elle se sentit vaincue et s’enfuit à Paris. Alors commencent les années muettes, muettes pour la tragédienne, éloquentes et sublimes pour le peuple français, puis les reproches cornéliens au margrave lorsque, après avoir épousé lady Craven, il