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vendit ses États à la Prusse moyennant une rente de 400,000 thalers, la vieillesse avec ses infirmités qui toutefois lui laissent encore assez d’activité pour écrire ses mémoires et préférer la société à la solitude, des humains à des végétaux, les passions de l’amitié succédant enfin aux passions de l’amour, les lentes, les monotones journées égrenées comme les grains d’un chapelet, les amis qui s’éloignent ou qui meurent, la dévotion de plus en plus grande et, planant au-dessus de tout, le sentiment exalté, la perpétuelle hantise de son art. Un an avant sa mort, elle apparut à Lemontey comme une petite vieille décrépite, ridée, maladive ; mais sa voix grave et sonore, ses expressions majestueuses, non moins que le tact et la matière de ses discours donnaient une tout autre sensaton. Ayant aperçu un enfant qui était venu avec Lemontey, elle dit avec solennité : « Faites approcher cet enfant ; il sera bien aise un jour de dire qu’il a vu Mme Clairon et qu’il lui a parlé. » Ainsi, jusqu’à la fin, elle demeure fidèle au caractère qu’elle s’est fait, et, comme un vieux château ruiné, elle porte en son âme un peuple de fantômes sublimes ou terribles. Arétie, Electre, Gléopâtre, Idamé, Iphigénie, tous ses rôles d’autrefois, toutes ses créations, elle vous voit palpiter d’une vie idéale, vos passions sont les siennes, vos gestes, vos actions, vos extases lui ont fait une autre âme. À force de monter sur le trépied divin, la pythonisse n’en est plus redescendue, et de cette communauté d’existence, de cette cristallisation dramatique, jaillirent du moins cet appétit du mieux, cette ambition hautaine qui lui inspirèrent quelques actions élevées. Et, emphase à part, n’en va-t-il pas de même pour chacun de nous ? Tous, tant que nous sommes, n’avons-nous pas aussi nos compagnons idéals, les fantômes qui pénètrent notre être moral et modifient si profondément notre nature première ? Fantômes d’éducation, fantômes littéraires, fantômes sociaux, fantômes d’amour ou de gloire, placés au seuil de chaque âge pour nous entraîner hors de nous-mêmes, dans ce pays du mirage où s’épanouissent les fictions nécessaires, civilisation, morale, droit, religions : comme de précieux talismans, ils aident à gravir la montagne enchantée, enseignent le prix de la vie, l’espérance de l’immortalité, sinon pour nous-mêmes, au moins pour cette œuvre commune dont nous ne savons ni le commencement, ni le terme, dont nous poursuivons obstinément la réussite, soldats obscurs qui tombons avant la fin de la journée, n’ayant vu qu’un épisode de la bataille, ne connaissant pas même notre général, mais devinant que derrière le voile de l’éternité se cachent la victoire et la récompense.


VICTOR DU BLED.