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qu’après avoir défendu l’empereur contre les assemblées, il emploierait sa parole, qui est une épée, à défendre les assemblées contre l’empereur. Si, l’hiver prochain, l’homme qui a toujours revendiqué pour son souverain le droit de choisir librement ses ministres, et qui s’est imposé aux chambres des années durant comme l’élu de la couronne, venait siéger au Reichstag et, groupant autour de lui une majorité d’opposition, obligeait le gouvernement à capituler devant les élus du peuple, qui pourrait douter que tout arrive ?

Au fond, le véritable ingrat est M. de Bismarck. Il commençait à se lasser du pouvoir ; il se plaignait du moins que de jour en jour sa tâche lui semblait plus ingrate, plus insipide. En le destituant, l’empereur Guillaume II lui a procuré des émotions toutes nouvelles, et lui a rendu la santé, la jeunesse, toute sa verdeur d’autrefois. Comme Wallenstein, causant avec ses colonels, il eut toujours le goût des épanchemens intimes, et il y a dix ans déjà, il disait à quelques députés : « Je m’ennuie. Les grandes choses sont faites, l’empire allemand est organisé, il est reconnu, respecté de toutes les nations. D’habitude, il se forme des coalitions contre un État qui a obtenu de grands succès ; elles seront faciles à prévenir. Si la France nourrissait des pensées de revanche, elle ne trouverait pas d’alliés et, sans alliés, elle n’osera rien. En de telles circonstances, que me reste-t-il à faire ? Je n’ai aucune envie de me mettre à chasser quelque méchant lièvre ; je suis trop las pour cela. Ah ! s’il s’agissait de tuer quelque gros et puissant sanglier, un vrai sanglier d’Érymanthe, cela serait mon affaire, et je m’en chargerais volontiers. » N’a-t-il pas été servi à souhait ? Quel gibier ! quel coup de fusil ! s’il ne s’est pas mis en campagne dès le lendemain de sa destitution, c’est qu’il attendait que ses successeurs eussent donné prise sur eux par leurs imprudences ou leurs incertitudes. « Je n’étais encore qu’un enfant, a-t-il dit, et déjà j’allais à la chasse et à la pêche, j’y ai appris à attendre le bon moment. C’est ce procédé que j’ai transporté dans la politique. »

Si les Wallenstein, dans leurs vengeances, renient leur passé et leurs principes, on ne peut leur reprocher de démentir jamais leur caractère. Dans le temps même où ils étaient encore des sujets dévoués et fidèles, il y avait de l’irrévérence dans leurs respects, et leur obéissance était impérieuse et hautaine. — « Compère, je vous conseille de ne pas me faire peindre un ange d’or sur votre enseigne, mais bien plutôt un lion rouge ; j’y suis habitué, et vous verrez que si je vous peins un ange d’or, il aura l’air d’un lion rouge. » — Quelque sincère que fût son loyalisme, M. de Bismarck en prenait à son aise avec son maître, et ses anges d’or ont toujours ressemblé à un lion rouge. S’il avait accepté philosophiquement sa disgrâce, l’Europe l’aurait admiré ; mais son admiration aurait-elle égalé son étonnement ?