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il invitait toute la presse à étrenner solennellement une nouvelle machine qui imprime vingt mille exemplaires à l’heure. Elle sera bientôt insuffisante à l’immense débit du journal. Quelque chose du génie chagrin des grands puritains de 1640 est descendu jusqu’aux rédacteurs du Daily Chronicle : il s’y ajoute je ne sais quelle touche de pessimisme littéraire. Le mélange est parfois d’une amertume qui fait tressaillir jusqu’au fond des os.

L’ouvrier a des patrons, des flatteurs, des organes. C’est un roi, mais un roi qui n’a pas de pain. Comment ne pas croire que nous marchons à une catastrophe lorsqu’on voit l’anomalie de cette situation ? Tant de puissance et tant de misère ! L’ouvrier, maître de l’État et esclave de l’industrie, victime de l’évolution économique dans le même temps que l’évolution politique le met au pinacle ! Le contraste est peut-être plus marqué en Angleterre que partout ailleurs. Qu’elle ait pour cause l’excès de production, la multiplication des machines, ou l’immigration étrangère et les abominations du swealing system, la crise ouvrière est devenue permanente, endémique. Si j’en crois M. Keir Hardie, un des représentans du labour party avec lequel on fera tout à l’heure plus ample connaissance, on compte actuellement six cent cinquante mille ouvriers sans ouvrage. D’après le général Booth, il se présente tous les matins aux portes des docks vingt-deux mille malheureux qui offrent leurs bras. Douze mille sont assurés d’obtenir du travail : six mille ont une chance ; quatre mille reviendront à leurs femmes et à leurs enfans, désespérés, sans apporter le pain du jour. Ô misérables maîtres d’un empire où le soleil ne se couche jamais !

Tout le monde admet qu’il y a « quelque chose à faire. » Mais quoi donc ? Les ouvriers ont toute une liste de remèdes qu’ils proposent, ou plutôt qu’ils imposent aux délibérations du parlement. C’est ici que la démocratie montre à nu ses tendances autoritaires, son goût pour la force, son incurable égoïsme, son dédain pour les autres classes et pour les intérêts généraux du pays. Elle déteste la liberté sans laquelle elle ne serait jamais venue dans le monde. Lorsque l’enfant « dru et fort » sera devenu adulte, sourira-t-il ou rougira-t-il d’avoir ainsi battu sa nourrice ? Je n’en sais rien. Je constate, à l’heure présente, cette mortelle défiance de l’ouvrier contre la liberté qu’il considère comme l’engin des bourgeois.

Et sait-on de quoi il s’inspire pour résoudre le problème économique et social ? Il remonte aux maximes et aux pratiques des Tudors, des Plantagenets, aux deux fameux Statutes of labourers de 1348 et de 1496, aux lois somptuaires de 1363 et de 1388. Ces lois défendaient à quiconque de quitter sans permission son lieu de résidence ; elles pénétraient dans la ferme, dans le parloir, dans