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honneur ; il fait venir chez lui la danseuse en renom, qui, d’ordinaire, se montre dans un café de bas étage, où les dames ne vont point et nous avons un joli tableau des prouesses chorégraphiques de Carmencita que le pinceau de Sargent a fixée dans l’éclat de sa jupe de satin jaune, avant le moment où le démon du boléro la saisit et la transfigure. — De là, nous passons au bal, chez Mrs Thorly, haut placée parmi « les quatre cents. » Tout y est splendide, les salons, les toilettes, les diamans, tout, sauf l’introduction à la fête. Les nouveaux arrivés ont à se frayer un chemin à travers l’assemblée en grande parure, pour atteindre l’escalier, puis le vestiaire du premier étage ; cette étrange anomalie est, paraît-il, presque générale ; une procession d’hommes en ulsters, de femmes voilées en pelisses de fourrure, les pieds protégés par des caoutchoucs (gums), quand il neige, défile incongrûment au milieu de papillons étincelans déjà sortis de leurs chrysalides et qui toisent cette ascension lamentable. L’aspect général de la beauté des femmes est frappant ; il y a peu de régularité sculpturale, mais le joli abonde et l’élégance des ajustemens dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Les jeunes filles sont mises à peindre, les femmes mariées couronnées de diadèmes, de tiares importées d’Angleterre, au grand scandale d’une minorité de républicains farouches qui réprouvent ces insignes de la royauté. Le souper est servi d’une manière très pittoresque ; à un moment donné, de petites tables sans nombre s’éparpillent comme par magie à travers les salons, et tous les convives s’y assoient à leur gré pour manger solidement une heure de suite.

En fait de repas, rien de prétentieux comme le dîner bleu donné par Mrs Van Winkle. L’allusion ne vise en rien le bas bleu de la dame ; il s’agit de la réception du sang bleu d’Angleterre par le sang non moins bleu d’Amérique, aristocratie contre aristocratie. Le menu savant, imprimé sur bleu, porte des noms de mets colorés de la même façon : huîtres de Blue-Point, truites au bleu, fondu au cordon-bleu, etc. La table est couverte de myosotis, qui, vu la saison, sont une rareté, la lumière ne brille qu’à travers des transparens bleus. Mrs Van Winkle elle-même, en velours bleu pâle, se répand en maniérismes et en anecdotes risquées. Elle veut être Russe plutôt qu’Américaine, — une George Sand russe, tel est le nom qu’elle se décerne. On regrette un peu que M. Aïdé n’ait pas donné dans son livre d’autres échantillons de la femme de lettres aux États-Unis, lui qui professe tant d’estime pour Sarah Orne Jewett et Mary Wilkins. Les écrivains de talent qui n’ont aucun des travers de la précieuse ne manquent pas, surtout dans la Nouvelle-Angleterre, où nous suivrons les Ballinger chez Mrs Courtly.