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planches ou dans un joyeux souper, nous apparaît un peu moins grande dame que sa sœur, aussi adroite, aussi ambitieuse de domination mondaine ; gentilshommes de la chambre et semainiers viennent prendre ses ordres, car elle a toujours un ami ministre, et l’on sait l’histoire du baiser de d’Argenson, rendu si gaîment à un solliciteur, qui la prenant, non sans raison, pour une puissance, implorait sa protection. Confidente et correspondante de Voltaire, elle lui donne le sujet de l’Enfant prodigue, comme elle fournit à La Chaussée le meilleur acte du Préjugé à la mode, à Bimbin Piron une scène de la Métromanie, c’est elle qui, à la mort de M de Lespinasse, consola le mieux d’Alembert, parce que, disait-il, elle a pleuré avec moi. Son salon fut un des plus amusans, un des mieux achalandés : elle eut un dîner, qu’on appela le Dîner du Bout du Banc, où chacun apportait son écot, vers ou prose ; où le plat du milieu était une écritoire dont les convives se servaient tour à tour pour écrire un impromptu ; le dîner avait lieu deux fois par semaine, tantôt chez elle et tantôt chez Caylus ; les habitués s’appelaient le chevalier d’Orléans, Voltaire, Destouches, Fagon, Duclos. Collé, Pont de Veyle, Voisenon, Maurepas, Marivaux, d’Alembert, Moncrif, Crébillon fils, Fontenelle ; le public avait surnommé cette Académie la Queue de la régence, parce qu’il lui prêtait un grand libertinage de propos. Est-ce elle, est-ce une de ses camarades, qui aurait répondu à un adorateur mécontent qu’on lui préférât un rival : Je vous préfère aussi, mais je vous préfère moins ? En tout cas, l’ami de la maison à cette époque était le comte de Caylus, l’antiquaire convaincu, au caractère brusque et tranchant, amateur en tout et en art, protecteur ne des artistes, organisateur de la littérature obscène, dont le plaisir fut la grande affaire, et le travail la grande passion, qui dans sa jeunesse proscrivait la galanterie, ne voulant, disait-il, que de l’amour ou du tempérament, ce représentant original de l’aristocratie intelligente d’autrefois qui, avec les goûts et la morale du XVIIIe siècle, conserva les idées et les traditions du siècle précédent.

Ce qu’étaient les dîners de Françoise, ces dîners où l’on serait allé à quatre pattes, où l’on passait en revue le répertoire humain et divin, on en jugera par certain récit de Mme d’Épinay, qui assista à une de ces débauches d’esprit avec le prince de ***, Saint-Lambert et Duclos. Ce dernier ayant paru s’étonner qu’au dessert la maîtresse de céans fît sortir, non-seulement les valets, mais sa jeune nièce âgée de treize ans, car il lui donnerait une juste idée des choses et lui enseignerait la langue de la nature, celle-ci réplique qu’il faut apprendre de bonne heure la langue de son temps, de son pays, et la conversation se rallume aussitôt, ingénieuse, alerte, nullement pudibonde, un pied dans la morale