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tant la douleur, surtout chez les simples, est éloquente et poignante.

— Écoutez, dis-je enfin à la veuve en l’obligeant à se relever, écoutez parler mon cœur. Vous, Mécatl, pouvez aussi mourir, et, seule dans ce désert, que deviendra Nitla ? C’est Dieu qui a conduit ici Dizio, et l’amour de ce jeune homme pour votre enfant est un ordre de sa volonté. Je vais amener en ce lieu Désidério, lui montrer cette tombe comme la cause, l’unique cause de la sombre humeur de votre fils, de son inconsolable douleur, et, son esprit rassuré, il ira aussitôt, je l’espère, vous demander votre fille pour son fils. Alors Nitla et vous, bonne mère, m’accompagnerez au village de Dizio, et un prêtre unira les deux amoureux. Dizio, lui aussi, a été élevé dans les solitudes et s’y plaît. Il ramènera ici sa femme, s’établira près de vous et, j’ai des raisons pour le croire, son père et sa mère le suivront.

— Mécatl s’accusera, dit l’Indienne.

— Non ; car vous allez lui faire comprendre qu’il se doit au bonheur de sa fille, que son silence sera une expiation, une expiation que Dieu ordonne, veut.


En évoquant ce passé lointain, ce passé si doux comparé à l’heure présente, je me revois traversant la forêt qui, comme le ravin, porte pour moi le nom de « Nitla, » escortant la jeune fille et son aïeule. Il fut long, ce voyage, car nous dûmes cheminer à petites journées, et Nitla, dont Dizio surveillait tous les pas, s’étonnait, s’inquiétait de voir la terre si grande.

Toujours en regardant vers ce passé, qui fut ma jeunesse, je me revois à quatre heures du matin dans l’église au toit de feuilles de palmiers où Dizio avait été baptisé. Il était près de Nitla et un vieux prêtre étendait sur eux ses mains tremblantes. Huit jours plus tard, j’accompagnais Désidério, sa femme, doña Maria et les nouveaux époux, qui, emmenant une mule chargée de semences, de poudre, de balles, d’ustensiles de ménage, retournaient vers Mécatl. Lorsque je dus rétrograder, regagner seul le village, quelques larmes furent versées. Nous ne devions plus nous revoir, ne plus jamais entendre parler les uns des autres, nous le savions, et…

Que se passe-t-il en ce moment là-bas, tout là-bas, sur les bords du ravin où, de temps à autre, retourne mon esprit ? Je revois mes jeunes amis à la fontaine, Nitla soutenant son amphore, Dizio arrachant un rocher. Et souvent il m’arrive de répéter, comme Mécatl, comme l’oiseau vert qui, vu la longévité de ses pareils, le dit peut-être maintenant à de nouvelles générations ou à des tombes : « Seigneur, ayez pitié de nous ! »


LUCIEN BIART.