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Elle avait conservé toutes ses vieilles habitudes. Elle portait en hiver un tablier de taffetas noir, en été un tablier blanc, et tour à tour elle filait au rouet ou au fuseau. Elle jouait encore au reversi. Elle surveillait son ménage, réglait ses comptes tous les matins, et prêchait l’économie à ses fils. Il y avait dans son salon une grande armoire vide, garnie d’ornemens de cuivre, dont ses petits enfans n’approchaient pas sans inquiétude ; quand ils faisaient du bruit, on les y enfermait. « Il y a vingt ans, j’étais altesse, disait-elle ; aujourd’hui je redeviens Madame Letizia. » Elle l’avait toujours été, et c’est ce qui fait la beauté de sa vie.

Aucune épreuve ne lui fut épargnée. Elle fit une chute, se brisa le col du fémur, et peu après, elle fut atteinte d’une cécité progressive. Elle oubliait ses maux en pensant à l’homme prodigieux qu’elle avait donné au monde. La gloire de ce fils avait jadis blessé ses yeux ; depuis que le malheur l’avait comme voilée, elle pouvait contempler fixement ce soleil, et elle en repaissait ses regards. Mais ce qu’elle aimait surtout à se remémorer, c’étaient les commencemens du grand homme, et le temps « où elle ne mettait pas toujours le pot-au-feu. » Elle racontait à Mlle Mellini que ses enfans étaient fort remuans, qu’elle avait dû démeubler une grande chambre pour que, les jours de pluie, ils pussent s’y ébattre à leur aise, que Jérôme et les trois autres dessinaient des pantins sur le mur, que Napoléon ne peignait que des soldats rangés en bataille, que, dès ses premières années, il avait eu du goût pour l’arithmétique, que certaines béguines l’avaient surnommé le petit mathématicien et le régalaient de confitures : « Un jour qu’il les rencontra sur la place Saint-François, il se mit à courir vers elles en s’écriant : « Celui qui veut savoir où est mon cœur le trouvera au milieu du sein des sœurs. » La sœur Orto, femme grasse, avec de mauvaises jambes, le réprimanda, mais à la fin elle dut céder et lui adoucir la bouche, pour le faire taire. »

Elle se souvenait aussi que, travaillant tout le jour, il ne sortait que le soir, sans avoir fait sa toilette, et qu’il oubliait de remonter ses bas tombans, ce qui avait donné lieu au dicton : « Napoléon à la mi-chaussette fait l’amour à Jacquelinette. » Elle se souvenait surtout d’un fermier qui avait dit à la signora Letizia « que si Dieu prêtait longue vie au petit monsieur, il ne manquerait pas de devenir le premier homme du monde. » Dieu ne prêta pas très longue vie au petit monsieur, mais il n’eut pas besoin d’avoir trente ans pour être le premier homme du monde, et la signora Letizia y était certainement pour quelque chose.


G. VALBERT.