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même l’ayant vue, je n’apercevrais pas encore l’utilité de la dire. C’est pourtant la chose que, dans le monde, on dit le plus. Le marquis de Nohan, par exemple, l’a dite à Mme de Mandre, dont il était l’amant. Et de qui l’a-t-il dite ? D’une jeune fille, Mlle Régine de Vesles. Oui, M. de Nohan a dit « innocemment » (c’est un des termes consacrés), ou « gratuitement » (c’en est un autre), qu’autrefois, M. de Vesles étant consul en je ne sais plus quelle ville d’Orient, lui, M. de Nohan, qui s’y trouvait alors, avait vu chaque nuit le baron Missen, un jeune diplomate hollandais, sortir furtivement de l’hôtel consulaire, reconduit par Mlle Régine. J’ai hâte de vous dire que le nocturne visiteur ne venait que pour tenir avec M. de Vesles de graves et secrètes conférences de diplomatie. Depuis, M. de Vesles est mort, laissant Régine à des cousins, le comte et la comtesse de Ligueuil. Mais le méchant propos a fait son chemin, et Régine, compromise, vient de manquer un mariage superbe. Elle est d’ailleurs charmante, Mlle de Vesles ; elle a vingt-cinq ans, l’âme fière, l’esprit large, le cœur noble, un beau talent de peintre, et la liberté (je ne dis pas les libertés) d’une artiste. Ignorant la calomnie, elle s’y expose ingénument : ce soir même, au bal, chez Mme de Mandre, elle se promène au bras du baron Missen, ne soupçonnant rien des vilenies qu’on chuchote autour d’eux. Puis, ayant retrouvé dans un des salons le marquis de Nohan, elle reparle avec lui du passé, de l’Orient, où jadis elle le rencontra et, par le hasard le plus naturel de la conversation, elle est amenée à lui donner l’explication des rendez-vous mystérieux. Nohan comprend alors son infamie, et le remords soudain fait naître en lui l’amour ; un peu vite, au gré de quelques-uns, mais non pas au nôtre. Le coup de foudre au contraire s’explique ici par des raisons fines et profondes, par le désir impérieux et immédiat de réparer et au-delà, s’il se peut, l’iniquité commise. Méprisée injustement, une telle créature a droit à des revanches plus glorieuses que l’outrage ne fut honteux. Quand on a calomnié une Régine de Vesles, il ne suffit pas de lui rendre l’estime, on lui doit l’amour, et c’est pourquoi nous avons tant aimé l’élan brusque, mais naturel et touchant par cette brusquerie même, du marquis de Nohan vers la jeune fille justifiée.

Voilà le premier acte de la comédie de M. Paul Hervieu. Il nous avait plu. Le second, presque d’un bout à l’autre, nous a tenu sous le charme subtil de pensées toujours délicates et de sentimens constamment exquis. À la passion encore inexprimée de Nohan, Régine a répondu, mais seulement elle aussi dans le secret de son âme ; ni l’un ni l’autre ils n’ont parlé. Maintenant, comment Nohan va-t-il lever ou tourner l’obstacle qui s’oppose à ce qu’il se déclare ? Notez d’abord que le choix ou l’invention seule de cet obstacle indique chez M. Hervieu un sens très affiné des choses du cœur. Le remords de la vilenie autrefois commise, que Régine ignore et qu’elle pourrait ignorer toujours,