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n’arrêterait pas, n’inquiéterait même pas sans doute une conscience vulgaire, mais telle n’est pas la conscience de Nohan, et la faute ancienne pèse à son récent amour. Alors s’engage entre les deux jeunes gens une très longue scène, toute de nuances délicieuses ; vous savez, un de ces dialogues où l’amour ne hasarde que des allusions, des réticences et des demi-aveux. On ne parle de soi qu’en feignant de parler d’autrui ; on ne dit ni : vous, ni : je, mais : on, ou bien : la personne. Rien que des mots couverts ou voilés, et ici du voile le plus léger et le plus brillant. Régine, trouvant Nohan un peu mélancolique, s’en alarme et l’interroge. Le jeune homme alors lui laisse entendre mille jolies choses à propos de l’inquiétude d’amour, et de ces personnes dont on peut craindre toute peine, à moins qu’on n’ose en espérer toute joie. Si, contre une de ces personnes chéries, on avait jadis péché gravement, que faudrait-il faire ? Devrait-on confesser la faute avant d’avouer l’amour ? Et Régine, un peu émue, choisit d’entendre d’abord le second aveu, ne fût-ce que pour avoir moins de peine à recevoir l’autre et plus de joie à le pardonner. « Mais de quoi donc, poursuit-elle, seriez-vous coupable envers moi ? » Et la jeune fille, pour aider son pénitent, se faisant gentiment curieuse, imagine des griefs de jeune fille : « Peut-être une autre avant moi… » murmure-t-elle avec un adorable embarras, et aussitôt, avec un soupir, plus adorable encore, de soulagement : « Non ! ah ! tant mieux. — Quoi donc alors ? Auriez-vous cru, dit peut-être que je me teignais les cheveux, que je me laissais, que je me faisais faire la cour par le baron Missen ?.. » Et, déjà plus grave : « Oh ! cela, ce serait mal. » Lui alors, tombant à ses genoux et brutalement : « j’ai dit que cet homme était votre amant. » Le mot y est ; il ne pouvait pas ne pas y être. Mais avec un art très sûr et très souple, M. Hervieu l’impose et en même temps l’atténue. S’il a donné vingt-cinq ans à Régine, s’il nous la montre orpheline, librement élevée, c’est pour qu’elle comprenne, au moins à demi, le mot injurieux, pour qu’elle ne puisse répondre, comme Desdémone traitée de courtisane : « Je ne connais pas cette parole horrible. » — D’autre part : « j’ai dit que cet homme était votre amant, » et non pas : « j’ai dit que vous étiez la maîtresse de cet homme, » comme pour amortir l’insulte et n’en frapper du moins que par contre-coup la bien-aimée innocente.

La pauvre enfant chancelle sous l’outrage et fond en larmes. « Mais à qui, sanglote-t-elle, à qui avez-vous tenu cet in (âme propos ? à Mme de Mandre ! Quelles étaient donc vos relations avec elle ? Peut-être vous étiez… » Il se tait, et le supplice de Régine s’accroît d’un nouveau tourment ; la torture de la jalousie dépasse celle de la honte. Elle souffre d’avoir été non-seulement calomniée, mais livrée, sacrifiée bassement à une rivale méchante. Son joli mouvement de tout à l’heure, son cri de surprise joyeuse : « Ah ! tant mieux ! » comme elle le regrette ! comme elle voudrait le reprendre, puisqu’il s’était trompé, et comme