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et assez pratiques pour qu’il pût en espérer l’application prochaine. La réponse fut sans doute négative, car, prenant dans son système du monde et de la vie une part restreinte, celle de l’art et de son action sociale, il résolut de s’y enfermer. C’était alors un personnage singulier, vêtu comme un type de Deveria, qui courait les ateliers et se répandait en discours subversifs contre la peinture de Delaroche et l’influence de l’Institut. Enthousiaste et courageux, muni d’une forte provision de bon sens, malgré ses outrances de langage, avec un grain de folie qu’il tournait en originalité, il prétendait unir le caractère d’un stoïcien et les allures d’un cynique. Il était lié d’une étroite amitié avec le paysagiste Théodore Rousseau et menait avec lui, dans une mansarde de la rue Taitbout, une vie de misère et de travail, soutenant le peintre dans sa lutte pour la vérité contre la toute-puissance de l’art conventionnel. Il avait un autre ami, Ganneau, inventeur et dieu d’une religion nouvelle, fondée sur l’amour de la nature et de l’art. Ganneau se faisait appeler le Mapa, des deux mots maman et papa « vocables suprêmes de la force créatrice, » scellait ses écrits du lingam et de l’œuf synthétique et, pour subvenir aux frais du culte, faisait du bric-à-brac artistique. On voit que M. Joséphin Péladan n’a rien inventé.

Jusqu’en 1848, Thoré écrivit beaucoup sur l’art, mais il se contenta de prêcher entre intimes ses théories humanitaires. Lorsque éclata la révolution de février, l’occasion lui sembla trop belle pour ne pas revenir à la politique ; toutes les utopies caressées pendant vingt ans aspiraient à se réaliser, et c’était une belle foire de vendeurs d’orviétan. Thoré reprit donc sa place au premier rang des écrivains socialistes, obtint un siège à la Constituante, et s’occupa activement de la création d’un ministère spécial des beaux-arts. Décrété d’arrestation au moment des journées de juin, il était forcé dépasser en Belgique. Jusqu’en 1854, il y continua sa propagande ; mais vers cette époque, il eut un nouvel accès de découragement ; une fois encore, il revint à l’art pour ne plus le quitter. Sur la fin de sa vie, repassant avec mélancolie la suite de son existence, il se montrait lui-même, dans sa période politique, « aventurier dans toutes les généreuses excentricités à la recherche d’un nouveau monde, passionné en politique, comme en art et en littérature, » puis, « ayant beaucoup appris et surtout beaucoup oublié, » quelque peu désabusé, mais non repentant, croyant toujours à la liberté et à la justice, guéri du chauvinisme, devenu cosmopolite et n’espérant plus, faute de mieux, que lancer l’art dans des voies nouvelles. Cette dernière illusion persistait en lui, très tenace, lorsque, de retour en France, en 1860, il se remit à faire la revue annuelle des Salons. David d’Angers avait modelé son médaillon en 1847. On y voit une physionomie fine et énergique, avec une expression de