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matin, avec la gravité d’un courrier de cabinet, une carte de visite sur laquelle je lus ces mots :


Le commandeur Spadaro.

Ce commandeur n’était autre que le dévoué pharmacien qui m’avait protégé la veille, en sa qualité d’agent consulaire de France. Il venait me signaler spécialement à l’attention de l’hôtelier, me demander si j’avais bien dormi, et me prier obligeamment à dîner pour la fin de la semaine. Je remerciai le seigneur consul de son extrême bonté ; mais je ne pus m’empêcher de songer au récit que fait Paul Lucas de sa propre arrivée à Chio, et des procédés bien différens dont usa envers lui, en 1701, le consul de sa majesté le roi Louis XIV.

— Ma foi, lui dis-je, monsieur le commandeur, je ne puis me tenir de vous conter comment les Français étaient maltraités ici il y a deux cents ans.

— Vraiment, dit-il, je voudrais savoir ce que fit, en ce temps-là, mon indigne prédécesseur.

J’ordonnai à Kharalambos de m’apporter le Voyage du sieur Paul Lucas, et je lus ce qui suit :

« Nous côtoyâmes encore l’île jusqu’au soir, que nous arrivâmes au port de Chio : je débarquai avec mes armes ; comme il était tard, les douaniers voulurent me les ôter ; mais dès que je leur montrai le commandement du Grand-Seigneur, ils cessèrent de m’inquiéter. Je priai même l’aga de la douane de me donner un homme pour me conduire chez le consul de France ; il le fit avec plaisir. Quoiqu’il ne fût que huit heures et demie du soir, l’on ne voyait plus rien. Je frappai plus d’un quart d’heure à la porte du consul, avant que personne répondît. À la fin, on mit la tête à la fenêtre, et on me demanda qui c’était : j’eus beau dire que c’était un Français, et dire que j’avais des lettres pour M. le consul, on me répliqua qu’il était heure indue, et que, si je voulais loger, j’allasse aux auberges. Je représentai qu’elles étaient éloignées et qu’on n’allait pas librement, de nuit, dans les villes turques : tout cela ne servit de rien ; on me conta, de la même fenêtre, que le consul n’y était pas ; qu’il n’y avait que son frère, et qu’ils étaient menacés, l’un et l’autre, d’être assassinés. J’aurais voulu être bien loin ; mais il fallut prendre patience. On vint me dire que le frère du consul me connaissait, mais qu’il demandait combien nous étions. Enfin, l’on ouvrit cette vénérable porte : je fus surpris de voir un homme dans la posture de Scaramouche, et la main sur la garde de son épée à moitié tirée ; je ne pus m’empêcher d’en