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rire. Je l’assurai qu’il n’y avait rien à craindre ; et, après avoir donné quelques paras à celui qui m’avait amené, je montai en haut. J’y trouvai le frère du consul à table : il avait, dessus son assiette, deux cuisses de poulet et une côtelette déjà rongée. Il eut assez d’honnêteté pour me prier d’en manger une part. Ce souper était plaisant, pour un homme qui sortait de dessus la mer et fatigué comme je l’étais : aussi n’y fis-je pas grand mal. Il y joignit pour dessert deux cents gasconnades toutes plus fades les unes que les autres. Ce qui fut, ce jour-là, le comble du malheur, c’est qu’il me fit donner un lit aussi doux que la table était bien servie. Le lendemain, après avoir entendu la messe dès le matin, la première chose que je fis fut de me faire enseigner une bonne auberge : l’on y porta mes bardes et l’on m’y traita à ma fantaisie. »

— En vérité, s’écria le commandeur Spadaro, en se renversant sur son fauteuil à bascule comme sur une escarpolette, voilà un homme singulier. Je pense que M. le consul-général de Smyrne aura fait un rapport sur cet agent. C’était sans doute un Justiniani.

Comme je ne comprenais pas très bien le sens de cette exclamation, l’agent consulaire m’expliqua que les Justiniani, descendans fort déchus des anciens conquérans génois, avaient exercé longtemps, par une possession à peu près héréditaire, les fonctions de consul de sa majesté très chrétienne. Il ajouta qu’ils n’étaient pas toujours très appliqués à leurs devoirs. L’excellent commandeur disait-il vrai ; ou bien se laissait-il entraîner par ce sentiment si naturel qui pousse les hommes, lorsqu’ils occupent un poste, à dire du mal de ceux qui les ont précédés dans leur charge ? Je n’ose le décider.

Il fut convenu avec M. Spadaro que nous irions ensemble rendre visite aux notables de Chio. Nous commençâmes notre tournée par un riche marchand de coton, qui, après avoir fait fortune à Alexandrie, avait tenu, par un sentiment de touchante piété, à finir sa vie dans l’île natale, d’où il était parti, léger d’argent et fibre de soucis, pour tenter la fortune à travers le monde. Il s’appelait M. Petros Kondarinis. Mais dans le patois de Chio, plein de réminiscences italiennes, on l’appelait familièrement sior Petro. Je l’avais connu à Athènes où il avait passé tout un hiver, accueillant royalement ses compatriotes et les étrangers dans ses beaux salons de la rue Sophocle. C’était un homme très bon et très droit, un de ces Grecs laborieux et industrieux, véritables bienfaiteurs publics, sans lesquels Athènes ne serait qu’une bourgade comme Belgrade ou Sofia. Des yeux bruns, très éveillés, brillaient dans sa large face brune, qu’encadrait une paire de favoris bourgeois taillés à la mode des