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Anglais d’Egypte. Il avait parfois des accès de tristesse, très affecté, disait-on, par les taquineries des Hellènes, fort peu aimables, comme on sait, pour les hétérochtones, et tracassé, d’autre part, par les exigences d’une déplorable famille qui le jalousait et lui empruntait, sans esprit de retour, des piastres qu’il avait péniblement gagnées. Il avait une fille et une nièce qui, dans des genres différens, réalisaient le type le plus achevé de la beauté levantine : l’opulente Melpomène, — avec ses lèvres savoureuses, ses lourds cheveux noirs, ses yeux superbes et placides, son port majestueux et l’ampleur vraiment magnifique de son corsage, — ressemblait à cette olympienne Junon dont Homère a célébré si souvent le « visage de génisse. » La rieuse Marika était, avec ses grâces adolescentes, ce qu’on appelle là-bas un loukoumaki[1] : frêle, fine, sa jolie chevelure un peu ébouriffée au-dessus de son front étroit de figurine tanagréenne, cette charmante fillette avait de délicieux enfantillages, et sa gouvernante suisse la tançait parce que, après avoir fait sa dictée, elle gardait souvent un peu d’encre aux doigts.

Sior Petro nous reçut sous un berceau de clématite, au milieu d’un jardin frais et profond. Il était en compagnie d’un de ses frères, vieillard maussade qui ne daigna pas nous adresser un seul mot. Tandis qu’il nous conduisait le long des allées, nous montrant ses fleurs rares, son jeu de croquet et une grotte de rocaille qu’il venait de faire construire par un architecte vénitien, la cloche de la grille sonna vivement ; deux robes claires apparurent dans l’entrelacement des branches, et des fusées de rires firent partir les oiseaux. C’étaient Melpomène et Marika qui rentraient de la promenade. Elles étaient allées faire une excursion en voiture dans le Campos, riche pays de labour et de moissons qui s’étend à l’ouest de Khora. Un jeune Grec les accompagnait, coiffé d’une casquette blanche de lawn-tennis, raide et gourmé comme les commis anglais qu’il avait, sans doute, connus à Alexandrie.

Après de vigoureux shake-hand très britanniques, je fus convié à dîner séance tenante, et de si aimable façon que j’acceptai.

La table, dressée dans une salle à manger où des chromolithographies représentaient des lièvres morts et des perdreaux faisandés à point, était fort bien garnie. Un maître d’hôtel en habit noir nous servait. J’étais à côté de Marika, et la gentille enfant, en croquant des friandises exotiques, me priait sans cesse de lui parler de Paris.

Après dîner, nous passâmes au salon. Un exemplaire illustré du

  1. Diminutif du mot turc ràhat loukoum, qui signifie « délices de la bouche, » et qui désigne une pâte parfumée dont les Orientaux font leur régal.