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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/868

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Maître de forges occupait la place d’honneur sur un guéridon, auprès d’un stéréoscope. Une vieille fille, maîtresse de français, vint s’asseoir à côté de moi, et cette sentimentale Suissesse, oubliant que je la savais Bernoise, me parlait avec un attendrissement obstiné du désir qu’elle éprouvait de revoir « notre chère patrie. »

Quand je rentrai à l’hôtel Bathy, par les rues désertes et obscures où passaient, par bouffées, des senteurs marines, un refrain bizarre obsédait ma mémoire : c’était un air de la Mascotte détaillé avec toute sorte d’inexpériences, d’hésitations et de candeurs par le fausset grêle et mal assuré de Mlle Marika.

Quelques jours après, je reçus une nouvelle invitation de sior Petro. Il me priait de prendre passage sur un petit vapeur, qu’il venait de louer pour transporter une nombreuse compagnie à la fête de Cardamyle, village grec, situé au pied des montagnes, près d’un petit amas de marbres, Rappelé, on ne sait pourquoi, l’École d’Homère. Je trouvai sur le pont, en jaquettes neuves et en fraîches toilettes, toute l’aristocratie grecque de Chio. La longue redingote de sior Petro allait et venait, avec zèle, pour placer commodément tout le monde et pour qu’il n’y eût pas de froissemens d’amour-propre ni de querelles de préséance parmi les invités. Ceux-ci, amenés par de nombreux canots où les ombrelles rouges des femmes brillaient au soleil levant, grimpaient solennellement les degrés de l’échelle ; et tous, sauf James-Bey et quelques autres, laissaient trop voir qu’ils croyaient faire grand honneur à leur hôte en venant s’installer et manger chez lui. Les Grecs, même les plus aimables, se débarrassent malaisément d’une certaine morgue, qu’ils prennent volontiers pour de la dignité.

Cette courte traversée fut une heure de ravissement. Le soleil apparaissait dans le ciel immaculé, au-dessus de la côte d’Asie. Notre petit vapeur courait, en se cabrant sur la vague, tout près des étroites prairies qui s’aplatissent comme une corniche, au pied des hautes falaises de marbre du mont Korakari.

Le temps est limpide, et cette clarté des matins d’Orient met les âmes et les yeux en fête. Les rayons du soleil vertical ne font pas encore resplendir les jeunes verdures et l’éclat stérile des pierres. La grande montagne, tantôt ronde et onduleuse, tantôt coupée par de brusques crevasses, semble défiler devant nous, avec ses gradins de rochers couleur de perle et l’ombre de ses profondeurs bleues. À mesure que le soleil monte, on voit plus nettement les mûriers et les oliviers de la côte, les hameaux couchés aux pentes des collines, et les cimes nues, sillonnées de torrens et de sentiers. Ce paysage de nuances indécises, fait avec deux ou trois touches très simples