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Sarah Bernhardt et en nous demandant des nouvelles du président Carnot. Dans un corridor, tout près de la salle où nous causions, on avait disposé un « buffet, » où un maître d’hôtel en turban avait étalé diverses boissons avec un rare éclectisme et un respect très louable des différentes religions. Les fils du Prophète trouvaient là une grande abondance d’eau claire, de sirops, d’orangeade, de citronnade et de sorbets ; quelques bouteilles de Champagne avaient été mises de côté pour les très hauts dignitaires, cette liqueur étant permise, depuis que le cheik-ul-islam a déclaré qu’elle n’était pas du « vin, » mais un « produit pharmaceutique. » On présentait aux giaours de la bière, du raki, et d’autres boissons fermentées. Son excellence voulut bien nous offrir quelques bocks.

L’Orient est le pays de tous les contrastes. Au sortir du konak d’un moutessarif homme de lettres, me voilà, toujours en compagnie de l’agent consulaire, transporté, sans transition, dans un salon presque parisien. Je n’ai fait que traverser la place ; je ne vois plus ni zaptiehs, ni khodjas, ni turbans blancs ni fez rouges, ni yatagans, ni fusils Martini, et je prends du thé, assis devant deux aimables femmes, qui ont habité Paris et le connaissent mieux que moi. Mme Foggia et sa fille s’accommodent avec résignation du séjour de Chio, où M. Foggia est venu organiser une succursale de la Banque impériale ottomane ; mais elles sont ravies de parler parisien, et s’en acquittent à merveille. Je me surprends à prêter l’oreille, pour entendre monter, de la rue, le roulement des fiacres et le fracas des omnibus. En écoutant ces voix si bien timbrées, ce pur accent, un peu alangui de nonchalance levantine, j’oublie que nous sommes dans les États du Grand-Seigneur. Les Foggia ne sont point Grecs. C’est une de ces familles catholiques qui, venues avec Villehardouin et Dandolo, sont restées en Orient, après la débâcle de l’empire latin, et que l’on retrouve, agglomérées en groupes tenaces, à Péra, à Smyrne, et dans certaines îles des Cyclades, particulièrement à Naxos et à Santorin.

— Maintenant, me dit M. Spadaro, qui me tient et qui ne me lâche plus, nous allons voir le reste de la « colonie. »

L’agent consulaire entend par ce mot non pas une population de colons français (car les Français, hélas ! ne voyagent guère), mais quelques maisons catholiques, dont il a, en vertu des Capitulations, la tutelle et la garde. Pauvre colonie, qui décroît de jour en jour, et que la politique italienne nous dispute avec une avidité sournoise et un sourd désir de curée. Les protégés de la République française à Chio sont au large dans leur petite église. Au temps de Paul Lucas, en 1701, « ils étaient bien huit mille catholiques. » Maintenant, ils sont à peine trois cents, me dit en soupirant l’évêque latin, Monseigneur Fidèle Abbati.