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Cet évêque est logé comme un pauvre curé de village. Il est assis, pâle et maigre, avec sa belle croix d’or sur la poitrine, dans une salle nue, où quelques enluminures un peu violentes représentent des martyrs flagellés et des saints en extase. Une seule chose console ce pasteur sans troupeau, c’est le zèle des religieuses françaises de Saint-Joseph qui ont eu le courage de fonder une école dans ce diocèse désolé. Je n’ai jamais visité sans émotion ces maisons religieuses, qui sont, pour notre pays, autant de foyers d’influence extérieure. Quelque opinion que l’on professe en matière de dogme, on ne peut s’empêcher d’admirer ces modestes ouvriers, qui travaillent silencieusement, et sans demander de salaire, à la diffusion de notre langue et de notre civilisation, au maintien de notre bonne renommée. Il serait décourageant de penser que l’esprit laïque et l’indépendance intellectuelle sont de mauvaises conditions pour entreprendre de grandes œuvres : pourtant, il faut bien constater les faits ; peu de laïques consentent à s’expatrier, pour établir loin de leur patrie de pareils centres de propagande. Au contraire, les moines et les religieuses sont partout. Il y a des lazaristes à Smyrne, des jésuites à Césarée de Cappadoce, à Mersivan, à Bagdad. Les sœurs de Saint-Joseph ont un hôpital à Smyrne, des écoles à Athènes, à Tinos, à Naxos, aux Dardanelles, à Aïdin, dans bien d’autres villes qu’il serait trop long d’énumérer. Ces missions permanentes travaillent assurément pour la religion catholique, qui est leur raison d’être. Mais elles travaillent aussi pour la France. Cela doit nous suffire. Le moment serait mal choisi pour porter hors de nos frontières notre fureur de laïcisation.

Je pensais à tout cela, tandis que la sœur Gonzague, glissant avec ses sandales discrètes sur le parquet bien ciré, nous montrait le parloir, tout blanc de rideaux empesés qui ressemblaient à des nappes d’autel, les salles de classe, où les alphabets étalaient d’énormes majuscules, la pharmacie, où une vieille sœur gasconne préparait des onguens, des potions et d’innocentes confiseries.

Je regardai un cahier sur un des pupitres, et j’y lus ce nom : Ahmed. Beaucoup de petits Turcs et de petites Turques apprenaient l’A B C aux écoles enfantines des sœurs de Saint-Joseph. Hélas ! est-ce que ce rayon de lumière, si faible, mettra un peu de clarté et de vie dans les torpeurs du harem ?

Quand la porte du couvent se referma derrière nous, déjà nous étions assourdis, aveuglés par les réjouissances populaires : musiques endiablées qui jouaient des cantilènes d’Anatolie, lampions rouges et verts, qui brillaient, sous les feux de la nuit pure, au front des monumens officiels, torches de résine qui flambaient dans de grands fourneaux de fer, et qui faisaient