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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/914

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Toute réunion d’hommes, qu’elle le veuille ou non, est toujours en travail d’une aristocratie, qui puise ses élémens dans la force prépondérante à l’heure où elle se constitue.

D’autre part, l’outillage mécanique du travail, agent le plus actif de l’accroissement de la richesse, augmentait le pouvoir réel de cette richesse en mettant à sa merci les masses ouvrières ; elles dépendaient de la machine, qui dépend du capital, seul capable de l’installer et de l’alimenter. Ces conditions étant données, un état social très semblable à la féodalité devait inévitablement se reformer. Entre la domination qui se justifiait par l’épée et celle qui se justifie aujourd’hui par l’argent, je ne crois pas qu’un esprit de bonne foi puisse hésiter à reconnaître l’identité du fonctionnement organique sous la diversité des manifestations accidentelles. Par le jeu du crédit, le capital industriel a reconstitué entre tous ses possesseurs une échelle de suzeraineté analogue à l’échelle féodale ; de la petite usine à la grande, de celle-ci à la haute banque, les liens de subordination et de protection mutuelle sont évidens. Il y a parfois des conflits, des abandons ; il y en avait aussi dans le corps féodal. La condition des subordonnés du capital est sans doute infiniment préférable à celle des serfs du temps jadis ; mais c’est par suite de l’adoucissement des mœurs, bien plus que par une restriction essentielle de la puissance maîtresse. Si celle-ci voulait abuser de ses avantages, je verrais mal la différence entre la faculté de tuer impunément un homme d’un coup d’épieu et la faculté de l’affamer en lui refusant du travail. — Il en trouverait ailleurs, dira-t-on ; le serf pouvait aussi passer sur les terres d’un autre maître, pour y courir les mêmes risques. Je raisonne ici sur l’étendue du pouvoir latent, et non sur le pouvoir exercé ; le premier était illimité, avant la loi qui autorisa les grèves. Le filet jeté sur les hommes par la féodalité nouvelle est à la fois plus léger et plus souple, plus solide et plus inévitable que l’ancien. Celui-ci était à mailles de fer, dures et inégales ; il déchirait jusqu’au sang ceux qu’il prenait, il en laissait échapper beaucoup d’autres ; le nouveau blesse rarement, on sent moins sa pression, mais il ne laisse échapper personne. C’est la différence entre le mouvement saccadé du bras humain et le mouvement méthodique de la machine, si doux, si implacable. La féodalité de l’argent agit comme cette machine, son outil ; tant il est vrai qu’à chaque moment de l’histoire, on observe une concordance merveilleuse entre l’homme, ses institutions, son travail, les instrumens de son travail.

Mais, objectera-t-on, les privilèges de l’unique puissance contemporaine s’arrêtent à cette barrière insurmontable, l’égalité