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récente et méchante aventure, par de vieilles habitudes de langage et de style contractées dans l’opposition, sous « le tyran. » Tous le pensent, ceux-là mêmes qui disent ou impriment officiellement le contraire. Qui de nous n’a vu quelque publiciste de ses amis, encore échauffé de l’article qu’il venait d’écrire sur les dangers du pouvoir personnel, poser la plume et s’écrier dans l’intimité : « Où est-il, l’homme ? » Durant les jours de crise grave comme ceux que nous traversons, les masques tombent, l’attente secrète devient un appel pressant au Messie inconnu. Notre société peut s’appliquer à cette heure la belle image de Plotin : elle aussi ressemble à ces voyageurs perdus dans la nuit, assis en silence au bord de la mer, attendant que le soleil se lève enfin au-dessus des flots.

Je n’y vois pas de honte, pour ma part. La honte, c’est d’estimer assez peu cette terre de France pour décréter a priori que désormais, dans les grands besoins nationaux, elle ne pourra plus enfanter qu’un dictateur funeste, soldat d’aventure ou politicien sans scrupules. Est-elle donc close, l’histoire de cette race fertile, l’histoire qui va de Charles Martel à Jeanne d’Arc, à Henri IV, à Bonaparte, à Gambetta ? Et si l’exaspération des mécontentemens a failli livrer une république à un Boulanger, n’a-t-on pas vu des républiques défendues et respectées par un Cavaignac, un Washington ? Vraiment, on oublie trop les bonnes chances pour ne se souvenir que des pires. Reconnaissons cependant que cette attente vague est un danger, une tentation offerte aux intrigans ambitieux. D’ailleurs elle risque de se prolonger indéfiniment ; il ne dépend pas de nous de faire surgir l’inconnu providentiel, persuasif comme Gambetta, organisateur comme Bonaparte, honnête comme Washington. Avant que se montre le phénix de nos rêves, nous pouvons sombrer dans l’anarchie ; et la sagesse commande de faire face au péril avec les instrumens que l’on a sous la main. C’est la conclusion où je voulais venir. Ici, je demande la permission de dire respectueusement et librement toute ma pensée.

M. le président de la république n’a qu’un tort, c’est d’ignorer sa force. Arrivé à cette haute charge sans brigues et sans fracas, avec une réputation modeste, mais intacte, il s’est lentement établi dans l’opinion, il y a grandi, servi par son attitude irréprochable et par les bonheurs inespérés qui marquaient sa magistrature. Pour tout notre peuple, il est l’homme de l’Exposition l’homme de Cronstadt ; et de plus l’honnête homme par excellence, en un temps où chacun est traité de voleur. Je crois n’être démenti par aucun de ceux qui ont parcouru depuis deux ans nos départemens reculés, si j’avance que dans ces milieux ruraux un seul