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la lutte des classes, toujours ardente, ne laisse guère vieillir l’intérêt.


I

Turcaret fut achevé dans les premiers jours de 1708, car nous relevons cette mention sur le « livre des feuilles d’assemblée » de la Comédie-Française : « Aujourd’huy mardy, 15e may 1708, la compagnie s’est assemblée extraordinairement dans la salle de son hostel pour entendre la lecture d’une pièce en cinq actes de M. Le Sage. » Le moment pouvait paraître mal choisi pour faire applaudir une satire contre les traitans. N’étaient-ils pas au pinacle, et, quelques jours auparavant, le roi, qui était encore Louis XIV, ne s’était-il pas promené dans Marly, entre Bergheyck, qui gouvernait en Flandre les finances d’Espagne, et Samuel Bernard lui-même, en disant autant au traitant qu’au ministre, au vu et au su de toute la cour ? Ne semblait-il pas qu’un nouveau pouvoir s’installât dans l’État et avec quelle assurance ! Contemplez, au Cabinet des estampes, certaine gravure d’un portrait peint par Hyacinthe Rigaud. Le personnage, dans un accoutrement fastueux, trône sous un péristyle, au haut d’un perron magnifique, accoudé sur une table où s’arrondit une grosse mappemonde et, tournant majestueusement sa face vers un public invisible, il lui désigne d’un geste royal des vaisseaux dans un port, cependant qu’un vent de victoire fait flotter au-dessus de sa tête un dais de draperies. Est-ce Louis XIV disant : l’État, c’est moi, ou au moins Colbert montrant sa flotte ? Non, c’est Samuel Bernard, « chevalier de l’ordre de Saint-Michel, comte de Goubert, conseiller d’État, » d’après le cartouche, maltôtier et banqueroutier avéré, d’après l’histoire, et dont Saint-Simon vous dira les infamies.

Mais, pour n’être pas plus dupes de cette apparente grandeur que ne le furent les contemporains, regardons-en les fondemens. Les complaisances du pouvoir pour les traitans lui étaient commandées par une affreuse détresse dont il faut bien se rendre compte. On en trouvera le bilan dans le mémoire officiel de Desmarets, neveu et élève de Colbert, que le roi venait d’appeler au contrôle des finances. Le total des dépenses prévues pour 1708 s’élevait à près de 700 millions, et, pour y faire face, il restait 20 millions de fonds libres. D’ailleurs, les revenus avaient été consommés d’avance jusqu’en 1717 par des assignations anticipées. L’État ne pouvait même plus manger son blé en herbe, et il avait si bien joué du hautbois, selon la recette et le calembour de Panurge, que les forêts du