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beaucoup de monumens importans. À première vue, l’antiquité semble absente de Chio. Point de colonnes éparses, de fragmens d’architecture, de débris de marbres. Les temples anciens ont été si bien détruits et si soigneusement rasés, qu’il n’en reste pas pierre sur pierre. D’abord, on songe malgré soi au moyen âge byzantin. La vieille forteresse, bâtie sans doute par les Génois sous l’empereur Michel Paléologue, domine tout, avec ses gros murs, ses tours rondes, ses remparts effrités et dorés. Les lourds canons de bronze ont disparu de l’embrasure des créneaux, et la sérénissime république ne met plus, dans les chemins de ronde, ses routiers, la pertuisane au col. N’importe, ce vieux donjon raconte une histoire dramatique ; il faut écouter ce qu’il dit, et noter les visions qu’il évoque.

Justement, la communauté grecque a installé, près de son église, de son musée et de son gymnase, une grande et belle bibliothèque, qui a hérité de presque tous les livres et manuscrits du savant Adamantios Koraïs, docteur de la faculté de Montpellier, illustre philologue et pédagogue, dont les Chiotes sont très fiers. Grâce à l’obligeance du proèdre Zolôtas, de l’éphore Hornstein et de l’épimélète Alimonakis, j’ai pu profiter de tous ces trésors. Pendant les chaudes journées de la saison claire, j’ai passé là de longues heures en tête à tête avec les vieux chroniqueurs, Anne Comnène, Nicéphore Gregoras, Nicétas Choniate, George Pachymère, Michel Ducas, sans compter les excellens voyageurs Belon, Stockhove, Tournefort, Paul Lucas, Galland, Olivier, et l’admirable Mémoire de Fustel de Coulanges.

À mesure que je lisais, toute l’histoire locale, si profondément mêlée aux grands événemens de l’Orient et de l’Occident, se levait, du fond du passé, en images nettes et colorées. J’apercevais la décrépitude de Byzance à la fin du XIe siècle, sous des empereurs indolens et frivoles, la race affaiblie et épuisée, ayant perdu jusqu’à ses qualités les plus vivaces : l’esprit commercial et le don de trafiquer ; les Italiens s’emparant peu à peu de tout le négoce ; les îles sans défense, abandonnées, proie facile pour les aventuriers audacieux. Je songeais à l’arrivée des Génois en 1346, et à ce débarquement, qui fut une conquête par actions, une entreprise commanditée par un syndicat de capitalistes, à peu près comme celles que nous tentons aujourd’hui vers le lac Tchad et l’Adamaoua. Les galères de Simon Vignoso avaient été frétées grâce aux avances de trente-deux particuliers qui, après le succès de la campagne, exigèrent leur remboursement. La république leur montra ses coffres vides, et leur demanda un délai de vingt années. Ce sursis écoulé, le doge ne se trouva pas plus riche, et dut, pour payer ses dettes, abandonner l’île à ses créanciers.