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Ainsi l’île de Chio devint non pas une colonie de Gènes, mais une sorte de capital, un terrain d’exploitation, une propriété de rapport. Peu à peu, les Justiniani parvinrent à posséder la créance entière, et à constituer à eux seuls la compagnie privilégiée, la mahone, investie du droit exclusif de fixer et de percevoir l’impôt. La suzeraineté nominale de la république ne se manifestait que par l’envoi périodique d’un podestat. Ce magistrat ne tarda pas à être choisi dans le sein même de la mahone, et une famille de marchands enrichis devint insensiblement, par le fait, sinon par le titre, une dynastie de princes souverains.

Le caractère essentiellement mercantile de cette domination n’était pas fait pour rendre populaire la famille des Justiniani. Leur origine étrangère suffisait déjà à rendre leur présence odieuse. Des sujets qui, à la rigueur, consentent à payer l’impôt quand ils le voient contribuer, sous leurs yeux, à l’intérêt général, se soumettent avec répugnance à une taxe qui est le revenu pur et simple d’un seigneur et maître. Dans ce cas, la sujétion est trop voisine du servage ; la soumission politique ressemble trop à une série de prestations arbitraires. Enfin, les Justiniani étaient catholiques, vassaux du pape, prêts, en toute occasion, à soutenir les intérêts de l’Église latine ; nouvelle raison pour mériter la haine persévérante et active de leurs administrés.

On peut définir en quelques mots l’histoire de Chio pendant toute la durée du moyen âge : c’est une lutte entre le culte latin et le culte grec. Les premières rencontres des Latins et des Grecs ne furent point cordiales. Lorsque l’empereur Alexis eut appelé à son secours les chevaliers d’Occident, il fut effrayé de ce qu’il avait fait. « Dès la première entrevue, dit Fustel de Coulanges, les deux races se jugèrent : chacune détesta les défauts et encore plus les qualités de l’autre. La haine fut égale entre elles ; seulement elle fut mêlée pour l’un de mépris, et pour l’autre de crainte. C’est à partir de ce jour que s’est établie, chez les Latins, cette opinion que le Grec n’est que mensonge et fourberie ; de ce jour aussi le Grec a regardé le Latin comme son brutal ennemi. La religion, qui devait apaiser les haines, les a envenimées. »

Le sultan Abd-ul-Hamid n’oblige pas les raïas à faire la prière musulmane en se tournant vers La Mecque. Les Génois, au contraire, se sont amusés, par piété, à humilier l’amour patriotique des Grecs pour leur religion nationale. L’île fut peuplée de prêtres et de capucins. Quatre fois par an, aux fêtes de Pâques, des saints Apôtres, de Noël et de la Circoncision, le podestat, avec un goût tout italien pour la mise en scène, ordonnait que les maisons fussent fleuries d’orangers et de myrtes et décorées de tapis. Les pappas grecs, rangés en ordre par des huissiers armés