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Mais Descartes, nous l’avons vu, passa la plus grande partie de sa vie à observer les hommes de toutes les nations et de tous les pays, à épier les phénomènes curieux de la nature, à poursuivre des découvertes de mathématiques, à résoudre les innombrables problèmes que lui envoyaient le père Mersenne et les autres mathématiciens du temps, à faire des expériences de chimie, à disséquer et « anatomiser » des animaux, dont il montrait à ses amis les cadavres et squelettes en disant : « Voilà ma bibliothèque. » Et quand il se repliait sur lui-même, ce n’était point pour y étudier ce que son disciple Spinoza appelait avec dédain les historioles de l’âme ; c’était pour y chercher le point de coïncidence entre la réalité et la pensée ; ce point, il le trouvait dans deux idées : celle du moi et celle de l’être parfait, qui ont le privilège, selon lui, de nous faire toucher à la fois l’idéal et le réel.

Cependant la psychologie, à la fois métaphysique et scientifique, attirait de plus en plus l’esprit de Descartes. En 1646, il compose son Traité des passions de l’âme, sur les instances de la princesse Élisabeth ; plus tard il envoie à la reine de Suède son manuscrit, qui ne fut publié qu’en 1649, à Amsterdam. Descartes se plaisait à avoir pour disciples des femmes de haute intelligence. Il leur trouvait moins de préjugés, un esprit plus naturel, plus ouvert, plus sincère, par cela même une heureuse docilité, et tant d’empressement à le suivre ! Les femmes d’ailleurs, ayant le sens délicat des choses du cœur et de la conduite, s’intéressent surtout aux questions psychologiques et morales. Si Descartes commente Sénèque, s’il recherche en quoi consiste le souverain bien, c’est pour répondre soit à Élisabeth, soit à Christine ; et ce sont encore les questions posées par Christine qui lui font écrire à Chanut son admirable lettre sur l’amour. Descartes atteignait d’ailleurs l’âge où ces problèmes préoccupent davantage ; il était « fatigué de la géométrie, » il croyait avoir épuisé la métaphysique ; il songeait surtout à écrire sur l’homme.

Toute grande doctrine aboutit toujours à la pratique, et, nous le savons, Descartes lui-même avait le souci des applications autant que des spéculations ; c’est un des traits caractéristiques de son génie. En tout cas, sa philosophie devait avoir, sur son siècle et sur les suivans, une influence psychologique et morale, littéraire même, non pas seulement scientifique et métaphysique. Pour comprendre la nature et l’étendue de cette action, examinons d’abord les idées de Descartes lui-même sur la psychologie, sur la morale et sur l’esthétique. Nous nous élèverons ensuite à des considérations générales sur le passé du cartésianisme et sur son avenir. Le cartésianisme touche à tant de hautes questions, il offre un intérêt à la fois si national et si humain, qu’on ne trouvera