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498 REVUE DES DEUX MONDES.

faut deviner le reste, et malheureusement il avait épousé une femme qui devinait plus facilement le mal que le bien.

Pendant le dîner comme après, il parla peu, mais il nous écoutait avec plaisir. Quand la grande pendule du salon eut sonné dix heures, il devint soucieux, s’agita sur sa chaise, jusqu’à ce que sa femme lui dît brusquement :

— Ne vous gênez donc pas, Louis. Il faut que toutes les créatures du bon Dieu aillent chercher leur bonheur où elles le trouvent.

— Vous savez bien, répondit-il en souriant, que si je ne pensais qu’à mon bonheur, je ne sortirais jamais d’ici.

Le compliment était gracieux et en disait dix fois plus dans sa bouche que dans toute autre ; c’était dans le fait une déclaration brûlante, mais il la prononça du même ton qu’il eût dit : « Le baromètre monte, il fera beau demain, n

— Votre mère vous attend, reprit-elle d’une voix plus douce. Vous ne craignez pas, je pense, de me laisser tête à tête avec M. Tristan.

— Je ne crains que de lui paraître impoli. Vous m’excuserez, cher monsieur ; ma mère tient à ses habitudes.

Je m’empressai de le mettre à l’aise, et il partit.

— Elle tient tellement à ses habitudes, me dit Monique, que s’il était resté une heure de plus avec nous, elle l’aurait boudé une semaine durant, et cet homme d’une forte vie intérieure, comme l’a défini quelqu’un que vous connaissez, a dans ces cas-là l’air humble et contrit d’un chien qu’on fouette. Quant à savoir ce qu’ils peuvent se dire tous les soirs et de qui ils médisent dans leurs longs bavardages, j’y renonce ; je n’ai pas l’art de faire parler les tombeaux.

— Les mères sont des mères, lui répondis-je, et vous devriez comprendre...

— J’espère, interrompit-elle en fronçant le sourcil, que vous n’êtes pas venu à Épernay pour me faire de la morale.

— Eh bien, oui, je veux vous en faire un peu. Votre mari est une vraie sensitive, et j’en suis certain, les mots piquans que vous lui lancez le blessent au vif. Sidonie me disait...

— Ah ! Sidonie par-ci ! Sidonie par-là ! Elle commence à me porter sur les nerfs, Sidonie ! Car pour parler comme elle, primo, elle veut que les autres s’accommodent des plats dont elle ne voudrait pas manger et qu’ils en fassent leurs délices. Secundo, elle se laisse tirer les vers du nez par cette femme ; quel besoin avait-elle d’aller lui parler de ce maudit portrait ? Tertio, elle me donne des leçons indirectes et silencieuses qui m’agacent ; elle a la fureur de faire des conquêtes, et après avoir fait celle de ma belle mère, elle se pique de me montrer comment il faut s’y prendre