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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/654

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648 REVUE DES DEUX MONDES.

pas trop tard pour battre en retraite ; le général regarda Gordon, et, un peu déconcerté, balbutia : — Vraiment !

— Vous n’auriez pas dû invoquer ce dernier témoin, sir Henry, fit en souriant Phillips. Votre cause était gagnée sans cela.

— Je suis sûr, dit très sérieusement Gordon, que l’histoire qui ne sera jamais écrite par Phillips est une histoire vraie, mais il ne l’écrira pas parce qu’on crierait à l’impossible, de même que vous avez tous vu des couchers de soleil dont on se serait moqué si la peinture eût essayé de les reproduire. Chacun de nous connaît une histoire de ce genre survenue soit dans sa propre vie, soit dans l’existence du voisin. Et ce ne sont pas des histoires fantastiques, ni des récits d’aventure ; il ne s’agit que d’ambitions frustrées, de gens qui ont été récompensés ou punis en ce monde et non dans l’autre, d’histoires d’amour...

Phillips fixa son œil perçant sur le jeune homme :

— D’histoires d’amour surtout, répéta-t-il.

Mais Gordon lui rendit son regard comme s’il ne comprenait pas.

— Racontez, Gordon, dit Trevelyan.

— Oui, dit Gordon avec un signe de tête, je pensais à une histoire en particulier. Elle est aussi complète, je crois, et aussi dramatique que toutes celles qu’on peut lire. Elle concerne un homme que j’ai rencontré en Afrique. Ce n’est pas une longue histoire, ajouta-t-il avec un regard préliminaire autour de la table, mais elle finit mal.

Il y eut un silence beaucoup plus flatteur que ne l’eût été aucun murmure poli d’invitation et les gens élégans qui jouaient le rôle de comparses se mirent aux aguets pour saisir chaque mot avec le projet de s’en servir plus tard. Ils sentaient que c’était là une histoire qui n’avait pas paru encore dans les journaux et qui ne ferait point partie du livre de Gordon. M rs Trevelyan adressa un sourire d’encouragement à son ancien protégé ; elle était sûre qu’il s’en tirerait à son honneur. Mais la demoiselle américaine choisit ce moment, où tous les yeux étaient tournés vers l’explorateur, pour contempler son fiancé :

— Nous opérions notre marche de retour du lac Tchad au Mobanghi, commença Gordon. Il y avait un mois que nous voyagions, quelquefois par eau, quelquefois à travers les forêts, et nous ne nous attendions pas à voir d’autres hommes blancs que ceux de notre troupe pour des mois à venir. Au milieu d’un fourré, par une certaine après-midi, je trouvai cet homme gisant au pied d’un arbre. Il avait été assommé, grièvement blessé, laissé comme mort. La surprise pour moi fut aussi grande, vous comprenez, qu’elle pourrait l’être pour vous si vous passiez en fiacre dans Trafalgar-Square et qu’un lion d’Afrique sautât à la gorge de vos chevaux.