Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/750

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

744 KEVDE DES DEUX MONDES.

quant de lui, je me sentais plus émue que je n’en avais l’air. Je ne conçois pas d’autre bonheur pour une femme que celui d’être passionnément aimée, et c’est un bonheur inconnu en Champagne, ôt je veux le connaître, et j’en reviens à mon mot, je ne mourrai pas sans avoir vécu.

Je lui fis un profond salut, et je me disposai à sortir.

— Vous vous en allez ?

— Oui, et pour ne plus revenir. Regardez-moi bien, c’est la dernière fois que vous me voyez.

Elle se jeta entre la porte et moi.

— Ne plus vous voir ! Je n’en prendrai jamais mon parti. Vous ne savez pas quelle amitié j’ai pour vous.

— Bah ! quand on a le bonheur d’être passionnément aimée par un M. de Triguères, c’est bien peu de chose que les amis.

— Ne parlons plus de lui. Si je pouvais croire sérieusement que je ne vous reverrai plus, que je n’entendrai plus le son de votre voix, que cette porte par laquelle vous allez sortir ne se rouvrira ni demain ni après-demain, pour vous laisser entrer, non, mille fois non, je ne m’en consolerais pas. Si l’amour est la suprême friandise du cœur, l’amitié est le pain de tous les jours.

— Que voulez- vous ? lui dis-je, il faut choisir. Ou cet homme disparaîtra de votre vie, ou tout est fini à jamais entre nous. J’attends votre réponse.

Elle ferma un instant les yeux et parut rêver. Puis me regardant en face :

— Écoutez-moi bien. Je ne veux point vous faire de promesses, que peut-être je ne tiendrais pas ; mais accordez -moi un sursis de vingt-quatre heures ; ce n’est pas trop d’un jour entier pour résoudre un tel cas. Il avait été convenu entre nous que vous me consacreriez votre journée de demain, que nous la passerions ensemble au Champ de Mars. Venez me chercher de bon matin, et jusqu’au soir nous causerons comme deux amis, sans dire un mot de cette question terrible sur laquelle il nous est impossible de nous entendre ; que gagnerions-nous à répéter éternellement les mêmes choses, en désespérant de nous convaincre l’un l’autre ? Mais au moment de nous quitter, selon la résolution que j’aurai prise, ou nous nous ferons nos derniers adieux, ou je vous prierai de monter en voiture avec moi et de me reconduire ici, et ce sera la preuve que la crainte de vous perdre l’a emporté sur toute autre considération, que j’ai réfléchi, que je me suis rendue.

— Il doit donc revenir demain ? m’écriai-je.

— Est-ce entendu ? me demanda-t-elle, en baissant et détournant la tête.

— C’est entendu, repartis-je.