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plu. Comme elle doit m’en vouloir ! Je l’ai privée de son confident, de son directeur ; tout est fini entre nous, je ne suis plus pour elle qu’un grotesque, et il se mêle de la colère à son mépris.

M. Monfrin essaya de me voir et ne me trouva point. Il me laissa sa carte avec quelques lignes au crayon. Il m’annonçait que sa femme et lui retourneraient à Épernay le jour suivant par un des premiers trains ; il me marquait l’heure et m’exprimait son désir de me serrer la main avant son départ.

— Elle ne lui a rien dit, pensai-je, c’est une consolation.

Je n’ai pas l’habitude de me dérober aux devoirs amers. J’avais sans doute, en arrivant k la gare de l’Est, la contenance et la figure d’un criminel. Je saluai Monique sans oser la regarder. Le train était formé. Nous nous promenâmes sur le quai, M. Monfrin et moi ; il m’expliqua brièvement ce qu’il avait fait et projetait de faire encore pour assurer son bonheur domestique. J’avais calomnié ce mari tranquille, qui parlait peu et réfléchissait beaucoup. Quand il avait annoncé à sa mère sa résolution de quitter Beauregard, elle s’était écriée : « C’est moi qui m’en irai ! » Il avait tâché vainement de fléchir cette volonté superbe ; M me Isabelle était partie l’ avant veille pour aller vivre chez sa fille à Liverpool. Ce n’était pas tout. M. Monfrin, qui comptait désormais avec l’imagination de sa femme, s’était promis de renoncer aux affaires et de partager à l’avenir son temps entre ses soins conjugaux et l’étude. Il songeait à abandonner le gouvernement de sa verrerie à son sous-directeur, qui était un homme de confiance ; il se proposait aussi de louer ou d’acheter un petit hôtel à Paris et d’y passer ses hivers. Ce dernier coup m’acheva. Je me disais avec désespoir que Monique allait vivre tout près de moi, et que jamais nous n’aurions été si loin l’un de l’autre. Elle assistait à cet entretien sans sonner mot. À quoi pensait-elle ? Elle se délectait, j’en suis certain, de ma confusion et de mes remords.

Le moment du départ était venu. Elle se dirigea vers le coupé où elle avait installé ses nombreux colis. Avant d’y entrer, elle s’arrêta sur le marchepied, se retourna, me fit signe d’approcher. Je m’avançais plus mort que vif, mais, cette fois, j’osai la regarder. Elle avait aux lèvres un sourire étrange, et soudain elle m’appliqua deux grands baisers sur les deux joues.

M. Monfrin parut surpris de cette cérémonie.

— Je lui devais une récompense, dit-elle ; il a si bien joué son rôle ! divins artifices des femmes ! J’étais ivre de joie, et du même

coup elle avait tout sauvé. J’avais cru la perdre, elle m’était rendue ; je pouvais recommencer à souffrir, à la voir et à l’aimer.

Victor Cherbuliez.