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Ces idées fermentaient parmi les indigènes qui sont encore, relativement aux Américains, dans la proportion de 20 contre 1 ; elles étaient partagées, à un moindre degré, par les nationaux étrangers, surtout par les Anglais, par les Chinois qui se savent frappés d’ostracisme aux États-Unis ; elles s’incarnaient dans les demi-blancs, nombreux, auxquels appartient l’avenir et qui voyaient dans une annexion l’anéantissement de leurs espérances et la flétrissure que leur infligeraient les préjugés de race. Les progrès rapides de l’instruction publique dans l’archipel avaient fait d’eux une élite intellectuelle, remuante et ambitieuse, impatiente de prendre en main le pouvoir, jusqu’ici exercé par les blancs. Plusieurs d’entre eux, les plus capables, avaient été envoyés en Europe, aux frais de l’État, pour y compléter leur éducation. Ils en revenaient, très fiers de leur savoir, du prestige que ce savoir leur donnait aux yeux de leurs compatriotes. Orateurs habiles, ils se posaient en avocats, en défenseurs des droits des Canaques, en adversaires du parti américain, maître du pouvoir, entendant le garder. Il eût pu leur faire une place, il s’y refusa et les rejeta dans l’opposition. Élus par leurs compatriotes, ils formaient dans la chambre un groupe hostile qui grossissait et tenait le ministère en échec.

Entre eux et le souverain, prisonnier de son ministère et d’une constitution imposée par la force, l’entente tacite existait. Ils revendiquaient ses droits et les leurs ; ils attaquaient ses ministres, mais ils respectaient sa personne, ils réclamaient le retour au pacte constitutionnel de 1866 et menaçaient d’en appeler à la force si l’on se refusait à tenir compte de leurs votes. En fait, ils avaient la majorité dans la chambre et ce n’était qu’en faussant l’un des rouages essentiels de la constitution que le ministère détenait le pouvoir, nonobstant les refus de concours qui le mettaient en demeure de se retirer. Il alléguait pour le garder la nécessité de maintenir l’ordre, les idées subversives de ses adversaires, l’assentiment donné à sa résistance par les planteurs, les capitalistes, les commerçans, menacés dans leurs intérêts et leur sécurité.

Nul doute que ceux-ci ne l’appuyassent. Les ministres les représentaient et eux les sommaient de résister. Organisés en compagnies de volontaires, les Américains s’estimaient de force à faire tête à une insurrection ; d’aucuns d’entre eux la désiraient. Elle justifierait leurs assertions et aussi une intervention des États-Unis en faveur de leurs nationaux, prélude obligé d’une annexion ou tout au moins d’un protectorat.

C’est au milieu de ces tiraillemens et de ces conflits législatifs que Liliuokalani se débattait depuis un an quand, le 14 janvier dernier, la crise longtemps prédite et attendue éclata.