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du 23 mars. Si, à la douceur qu’on prend pour de la faiblesse, le gouvernement ne fait succéder une juste sévérité, je ne connais rien dont on puisse répondre avec quelque certitude[1].

Depuis le jour où il avait refusé publiquement, sur un ton « insultant et dédaigneux[2], » la cocarde tricolore que lui offrait une députation de la jeunesse de Toulon, M. de Rions était regardé « comme un des ennemis de la liberté conquise[3]. » On l’accusait d’avoir demandé l’envoi, à Toulon, d’un bataillon de ce régiment suisse d’Ernest, dont la prochaine arrivée, à peine annoncée dans la ville, avait provoqué autant d’émotion que s’il se fût agi d’un débarquement de pirates barbaresques[4]. Prononcées par lui, les paroles les plus simples prenaient, aussitôt qu’elles avaient été colportées dans le public, un sens mystérieux et menaçant. Le jour du départ de M. de Béthisy, voyant qu’une vive effervescence régnait dans la population, M. de Rions avait dit, en prévision de troubles qui pouvaient éclater, que, si l’on battait la générale pendant la nuit, les ouvriers de la marine trouveraient un asile à l’Arsenal avec leurs familles. La précaution était sage, humaine. Pour y découvrir autre chose que le charitable désir de soustraire des femmes et des enfans aux hasards de la répression d’une émeute, il faut évidemment avoir perdu tout bon sens, être en proie à l’obsession morbide de la défiance et de la peur. La France, malheureusement, dès les derniers mois de 1789, souffrait de cette maladie-là : une maladie terrible, qui s’attaque aux nations comme aux individus, qui montre partout des traîtres, des persécuteurs ou des ennemis, qui affole tout un peuple aussi bien qu’un simple dément et qui, finalement, chez l’un comme chez l’autre, se résout en frénésie et en impulsions sanguinaires. Les Toulonnais ne voulurent voir, dans l’avis donné par le commandant de la marine, que l’annonce d’une Saint-Barthélémy de patriotes… « Un tel discours, loin de calmer les esprits, inspira de plus grandes terreurs ; les ouvriers crurent qu’on voulait les attirer dans l’Arsenal

  1. Lettre citée par Chevalier, dans son Histoire de la marine française sous la première république, p. 7.
  2. Mémoire de la ville de Toulon, p. 12.
  3. Ibid., p. 13.
  4. « Le bruit courut que des troupes étrangères venaient fondre sur nous pour s’emparer de la ville et du port. » (Ibid., p. 17.) Cela veut dire, dans cet étrange style du temps, qui reflète si bien l’outrance des sentimens et des idées, qu’un bataillon suisse devait venir prendre garnison à Toulon. Ce bataillon avait été, en effet, demandé par M. de Rions. Mais a connaissant la répugnance du peuple de Toulon pour les troupes étrangères, » il avait prié le gouverneur de Provence d’en suspendre l’envoi. (Observations de M. le comte d’Albert sur la délibération prise par les conseils municipal et permanent de la communauté de Toulon, dans la brochure publiée sous ce titre : Recueil de pièces concernant M. d’Albert de Rions, p. 18.)