Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/752

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

éloquente, accoutumée aux émotions et aux succès de la vie publique, maintenant réduite à se consumer dans les regrets et les vœux impuissans, à suivre en spectatrice ce que Lacordaire appelait « une répétition inférieure et stérile des temps passés… » Les acteurs de la veille s’effaçaient. Les généraux africains, les Changarnier, les Lamoricière, les Bedeau, proscrits par le coup d’État et réfugiés en Belgique, se dévoraient eux-mêmes dans l’inaction, dans l’amertume de leur carrière brisée. M. Thiers, un instant exilé, mal résigné, essayait d’oublier les disgrâces du présent en retraçant les grandes scènes de l’histoire. Berryer se dédommageait du silence parlementaire par la libre activité du barreau, en gardant sa foi royaliste pour de meilleurs jours. Rémusat, Vitet, revenaient à la littérature. Montalembert, lui, avait eu un moment l’illusion d’un 2 décembre réparateur ; il avait presque cru à la modération d’un second Napoléon, qui avait restauré le pape : il ne tardait pas à racheter une adhésion passagère par l’éclat et l’âpreté de sa rupture, en briguant pour ainsi dire les persécutions du nouveau régime. Lacordaire, avant de chercher un asile dans l’enseignement, avait jeté dans un dernier discours le mot vibrant qui l’avait fait éloigner de Paris : Esto vir ! — Ceux qui n’ont pas vu cette dispersion soudaine et violente du lendemain de décembre 1851 ne savent pas ce que c’est que la crise morale d’une génération subitement frappée dans son orgueil, dans ses idées ou dans ses illusions.

Atteint avec tous les hommes dont il avait été le collègue et dont il restait l’ami dans une défaite commune, M. de Falloux voyait d’un esprit plus libre les événemens : il les attribuait à l’imprévoyance des partis, aux divisions des monarchistes ; il les avait trop pressentis pour s’en étonner ou s’en irriter. « La résignation personnelle me fut facile, » a-t-il dit. La retraite ne lui pesait pas, elle le rendait à un de ses goûts les plus vifs, à une passion qu’il n’avait pu encore satisfaire qu’à demi. Sa passion, c’était son pays d’Anjou, et dans le pays angevin, c’était le Bourg d’Iré, son œuvre et sa création, la seule peut-être qui ne l’ait pas trompé[1]. Dans ce parlementaire aux manières séduisantes

  1. Après la grande dispersion de 1852, Mme Swetchine écrivait un jour : — « Les plus sapes en ce moment sont, ce me semble, ceux qui laissent le pays aller pour le coup da se et qui, rendus à la liberté de leurs loisirs, vaquent à leurs devoirs et affaires comme, par exemple, Alfred de Falloux. Il vit dans son Anjou de la vie de l’agriculteur et de l’éleveur. Ne vous le représentez donc plus jamais que figurant dans un Paul Potier. Montalembert, de son côté, est fort occupé d’un pont à jeter sur les fossés de son château de la Roche-en-Breny et de ses excursions dans les environs pour prendre sur le fait tout ce qui reste encore de vieilles églises et de ruines de couvens. » — Et pendant son séjour à Bourg d’Iré, elle écrivait, encore : — « Le Bourg d’Iré est bien un des lieux de ce monde où le bonheur préparé de plus loin se soit établi davantage en permanence. Tout y est en harmonie, à commencer par le maître, qui est d’accord avec lui-même et avec ses goûts. Vraiment on ne devrait jamais affronter le précaire de la vie publique qu’avec une honnête passion qu’on est sûr de retrouver… » — (Lettres inédites de Mme Swetchine, publiées par M. de Falloux, 1 vol.)