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merveilles. Figée dans l’éternelle immobilité, dans l’embaumement le plus rigide et le plus résistant, la forêt demeure dans ses ruines inutiles. La hache des bûcherons de Gastyne travaillait pour le bien-être des humains ; ici, la nature a été l’aveugle destructrice, qui a voulu étonner la faiblesse des mortels.

Le sort des arbres est autrement misérable ici que dans nos futaies, d’où ils sortent pour soutenir nos maisons, nos vaisseaux, notre industrie ! Le sol de la Yellowstone nourrit ses forêts pour le pire destin, pour dériver vers elles des sources chaudes, où des squelettes d’arbres plongent leurs racines bouillies, ou des sources minérales qui les changent en rochers !


V

Nous avons fait nos adieux à M. Yancee, et nous sommes rentrés au Mammouth, où nous retrouvons nos compagnons. Après un jour de repos, nous partons à notre tour pour Cinnabar, par les Concord coachs qui viennent d’amener la fournée du jour. Une pluie diluvienne inonde le départ. À présent, tous les voyageurs de notre groupe se connaissent ; l’embarquement est gai et bruyant. Les capuchons, les waterproof overcoats circulent, s’agitent autour des valises en tas et devant les voitures. Les tuiles rouges du campement prennent sous la pluie des tons chauds qui éclairent la ligne foncée des sapins. On part. L’orage dessine de grandes stries serrées et parallèles au faîte de la muraille rocheuse qui surplombe la route. Le tonnerre est répercuté sans fin dans les creux des montagnes, et l’écho redit encore la dernière détonation quand le coup suivant éclate. Les éclairs illuminent les replis et les angles ombreux de la chaîne. C’est un déluge abondant, une inondation qui bat avec force les roches. Le ciel crève et se rue sur le sol avec une violence inouïe. En un instant, la route n’est plus que bouillie et marais. Le torrent voisin s’enfle, gronde, baigne les roues de la voiture. Sur la pente de la montagne, les rocs se descellent sous la terre qui fond, et nous roulons à la fois sous une pluie d’eau et sous une pluie de pierres. Les chevaux qui sont frappés par ces projectiles s’effraient et se cabrent. L’instant est critique. À droite, la haute paroi monte jusqu’à 800 mètres au-dessus de nos têtes. À gauche, les flots grossis mugissent et débordent. La route est défoncée, fondue. Soudain nous stoppons, et le même cri part de toutes les bouches : Mud river ! Il n’y a plus de route. L’eau et la boue confondues viennent battre le pied de la montagne, qui plonge directement dans le torrent. Le chemin est devenu un gué de fange molle. Les chevaux y plongent jusqu’au poitrail. Après qu’ils furent