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prérogatives ; ils s’insurgent quand les professeurs refusent d’offrir au vice-recteur la livre de sucre qu’on lui offrait à Dole lors de chaque examen. Aussi fiers, aussi indociles que ceux d’autrefois, figurant toujours au premier rang dans les manifestations publiques, fort peu sensibles à la défense qu’on leur avait intimée de ne point porter l’épée, des querelles éclatent fréquemment entre eux et les officiers de la garnison. Suard, futur secrétaire perpétuel de l’Académie française[1], alors simple étudiant en droit, assiste comme témoin à un duel mortel pour un officier, refuse de nommer son camarade, est arrêté, conduit en prison les fers aux pieds. Y en a-t-il aussi pour les mains ? demande-t-il à son gardien. Le gouverneur le fit enfermer treize mois aux îles Sainte-Marguerite, et jamais on ne put lui arracher le secret de cette rencontre. Plus tard, l’épicurien Marmontel, ayant passé quelque temps à la Bastille, où on l’avait fort doucement traité, lui contait son aventure avec force détails, et comme Suard semblait peu ému, il ajouta : « Mais c’est que vous ne pouvez vous faire une idée de l’horreur dont on est saisi lorsqu’on entend de gros verrous fermant sur vous des portes de prison. — Mais, si fait, je puis m’en faire une idée. J’ai passé treize mois sous les gros verrous du fort Sainte-Marguerite. — Comment ! s’écria Marmontel honteux, vous avez été en prison treize mois, et vous me laissez parler de ma prison de la Bastille ! » Suard n’avait jamais raconté à ses amis cet épisode de sa jeunesse.

D’autres institutions venaient fort à propos renforcer le haut enseignement, entretenir la vie intellectuelle à Besançon : l’Académie des sciences, belles-lettres et arts, fondée en 1752, sorte

  1. Sauf un Éloge de La Bruyère, Suard n’a rien laissé d’intéressant, et cependant l’Académie française lui avait de bonne heure, et à juste titre, ouvert ses portes. La science du monde, une bienveillance et un tact parfaits, des connaissances très variées en littérature et en art, l’agrément de son salon, ses journaux, un langage dont l’élégance se faisait toujours sentir sans se montrer jamais, qui laissait plus remarquer les choses que la manière de les dire, voilà le secret de ses succès si prompts, si prolongés. Le monde s’étonne volontiers de l’influence de certains hommes que ne distinguent ni de grands talens, ni la puissance, ni la richesse : c’est un spectateur qui ne va jamais dans les coulisses, un lecteur qui ne lit jamais entre les lignes, et ne voit que ce qu’on lui montre à grand fracas. Il méconnaît l’utilité de ces esprits mixtes qui doublent au besoin les chefs d’emploi, remplacent les envolées du génie par la mesure, la proportion, le jugement, par un équilibre supérieur de facultés moyennes ; vues de loin, isolées les unes des autres, celles-ci ne forcent point l’admiration ; réunies, elles commandent la sympathie, inspirent la confiance. Le bonheur en ménage se compose de mille petits faits répétés, de mille délicatesses charmantes, bien plus que d’actes héroïques ; il en va de même dans les assemblées littéraires ou mondaines : l’art de plaire, un bon sens orné de grâces, une âme saine, un caractère égal, sont souvent mieux appréciés qu’un talent fougueux qui môle à ses magnifiques enchantemens des violences de langage, des écarts de conduite.