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s’occuper que des orgues de Barbarie, elle touchait au fondement de la propriété littéraire et artistique. Mérimée était de ceux qui pensaient avec Alphonse Karr que la seule loi juste sur la matière serait composée d’un article unique, ainsi conçu : « La propriété littéraire est une propriété. » La loi des serinettes établissait, au contraire, le principe que la propriété littéraire est une concession. Le Sénat, dans un accès de sympathie pour les écrivains et les artistes qui, assurément, ne lui était pas coutumier, parut disposé à rejeter la loi et choisit Mérimée pour rapporteur. « Je passe mon temps, écrit-il (26 avril 1866), à faire des discours. J’en suis à mon quatrième. Tout cela dans ma chambre, bien entendu. Je ne veux pas lire, mais improviser par les procédés connus de M. Guizot et de M. Thiers. » Cela veut dire qu’il apprit par cœur sa harangue. La discussion eut lieu le 8 mai. « J’ai fait mon speech hier soir, sans la moindre émotion. On m’a écouté, et je n’ai pas trop ennuyé. » Malheureusement il s’était préparé pour une réplique et gardait dans son sac certaine citation de Cicéron destinée à aplatir comme des galettes les robins du Sénat, qui prenaient cette haute assemblée « pour un tribunal de première instance. » Mérimée dut garder l’accablante phrase pour une autre occasion, qui ne vint jamais ; il renonça à répondre au gouvernement et subit philosophiquement sa défaite. « Tout le monde, au fond, trouvait la loi détestable, mais on ne voulait pas donner un soufflet au corps législatif en rejetant, pour inconstitutionnalité, la loi qu’il avait votée, et on voulait dîner[1]. » Cette fois, Mérimée avait le droit de dire qu’il « était battu en ayant raison. » Un autre jour, il obtint au Sénat un vrai succès, non d’orateur, mais d’homme d’esprit. Il proposait d’ouvrir un crédit au ministre des beaux-arts qui était alors M. Walewski, mais il avait eu l’imprudence (était-ce imprudence ?) de mêler à cette proposition un bel éloge de Fould que M. Walewski venait de supplanter. C’est pourquoi le ministre, d’un air bourru et a en assez mauvais termes, » repoussa la largesse qu’on lui offrait et que le Sénat paraissait disposé à ratifier. La chose tombait dans l’eau. Troplong se tourna vers Mérimée, assis à quelques pas de lui en sa qualité de secrétaire, et lui exprima un regret poli : « Que voulez-vous ? dit Mérimée ; on ne peut pas faire boire un ministre qui n’a pas soif. » Le mot fit le tour des couloirs et charma tous les assistans, un seul excepté.

On vient de voir que Mérimée était secrétaire. C’est au début de la session de 1861 qu’on lui « joua ce mauvais tour, » comme il

  1. Lettres à Panizzi, t. II, p. 188-191.