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table qu’un seul grand couteau attaché à une chaîne de fer, dont chacun se servait à tour de rôle. On ne connaît pas, comme chez nous (en Suisse), l’usage si commode pourtant des cuillers. »

Ces habitudes font comprendre pourquoi les Civilités exigent qu’on se lave les mains en commun, avant le repas : « Il faut laver à la vue de la compagnie, quoyque tu n’en eusses pas de besoing, afin que ceux en soient acertenés, qui mettent la main au mesme plat, où tu la mets (le Galatée)[1]. »

Les Civilités s’occupent même de la manière de mâcher : « Les Allemans, dit Calviac, mâchent la bouche close et trouvent laid de faire autrement. Les Français, au contraire, ouvrent à demi la bouche et trouvent laide la procédure des Allemans. Les Italiens y procèdent fort mollement, et les Français plus rondement, et en sorte qu’ils trouvent la procédure des Italiens trop délicate et précieuse. Et ainsi chacune nation a quelque chose de propre et différent des autres. Parquoy l’enfant y pourra procéder selon les lieux et coustumes d’iceux où il sera. »

On essuyait les doigts à la serviette et, dans les petits ménages, à la nappe ; en hiver, quand on recevait quelque personnage d’importance, on avait même soin de lui donner une serviette qu’on faisait « un peu chauffer[2]. » Dans les bonnes maisons, on changeait de serviettes à chaque service, usage qui commençait à tomber en désuétude du temps de Montaigne : « Je plains, dit-il, qu’on n’aye suivi un train que j’ai vu commencer à l’exemple des rois : qu’on nous changeast de serviette selon les services, comme d’assiette. »

En somme, on mange tout avec les doigts : les alimens solides, sur le tranchoir ; les alimens Liquides ou mixtes, dans l’écuelle, soit que chacun ait la sienne, soit qu’elle serve à plusieurs convives ; dans ce dernier cas, on procède comme à la gamelle. On se sert beaucoup de son couteau, exceptionnellement de la cuiller ; pour la fourchette, il n’en est pas encore question.

Saint Bonaventure raconte l’histoire d’une princesse grecque du XIe siècle, épouse du doge Domenico Silvio de Venise, qui ne touchait jamais ses alimens avec les doigts, mais les portait à la bouche au moyen de « certaines petites fourches en or et à deux dents ; »

  1. La femme est, en effet, le potage de l’homme ;
    Et quand un homme voit d’autres hommes parfois
    Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts.
    Il en montre aussitôt une colère extrême.
    (Molière, l’École des Femmes.)
  2. Bienséance de 1618.