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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/630

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et « voyez le châtiment de Dieu : subitement son corps fut atteint d’une maladie hideuse qui le changea tout en pourriture. » Une fantaisie de jolie femme, qui pouvait avoir de telles conséquences, ne devait pas faire école. Les rares fourchettes, signalées dans quelques inventaires du moyen âge, sont faites pour manger les mûres par exemple, ou les grillades brûlantes au fromage, tout ce qui peut endommager les doigts. Quant aux fourchettes d’argent, dont parle un chroniqueur, et qu’on voyait à Plaisance au XIVe siècle, nous ignorons si elles servaient à l’écuyer tranchant ou aux convives, ce qui est tout autre chose.

Quoi qu’il en soit, c’est le pays vénitien qui devait le premier introduire la fourchette en Europe. Le voyageur Jacques Lesaige, de passage à Venise en 1518, assiste à un repas chez le doge et signale comme une nouveauté « qui lui semble chose honneste, que cheux seigneurs, quand ils volloient mangier, prenoient la viande à toute (avec) une fourquette d’argent[1]. » Quelques années plus tard, Sabba da Castiglione[2] par le d’un mangeur intrépide : « N’allez pas croire qu’il se serve de la pointe du couteau, ou de la fourchette à la vénitienne, il ne travaille qu’avec les doigts. »

En 1574, Henri III, revenant de Pologne et passant par Venise, qui lui fit une réception magnifique, ne manqua pas de remarquer la façon nouvelle pratiquée par ses hôtes et s’empressa de l’introduire à la cour de France. Le texte suivant détermine la première apparition de la fourchette en France : c’est le récit fait par un contemporain[3] d’un dîner à la cour d’Henri III : « Ils ne touchoient jamais la viande avec les mains, mais avec des fourchettes ils la portoient jusques dans leur bouche, en allongeant le col et le corps sur leur assiette… Il y avoit aussi quelques plats de salade ; ils la prenoient avec des fourchettes, car il est deffendu en ce pays-là de toucher la viande avec les mains, quelque difficile à prendre qu’elle soit ; et ayment mieux que ce petit instrument fourchu touche à leur bouche, que leurs doigts. Après ce service, on apporta quelques artichauts, asperges, pois et fèves escossées, et lors ce fut un plaisir de les voir manger cecy avec leurs fourchettes ; car ceux qui n’étoient pas du tout si adroits que les autres, en laissoient bien autant tomber dans le plat, sur leurs assiettes, et par le chemin, qu’ils en mettoient en leurs bouches. » Preuve que la fourchette est une nouveauté, puisque, même parmi les familiers du roi, plus d’un n’a pas encore eu le temps de s’habituera

  1. Voyez Gay, Dictionnaire archéologique.
  2. Ricordi, Vinegia.
  3. Isle des Hermaphrodites, p. 105.