Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/666

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fait qu’ils possèdent à fond quelque partie au moins de leur métier ; ici, comme là, de moins âgés qu’on avait pris trop vite pour des maîtres se débattent en des redites inutiles, parce que la forte éducation leur a manqué autant qu’une conviction soutenue ; dans les deux camps, un certain nombre de jeunes gens intelligens, ardens, laborieux, cherchent à se dégager, sans parti-pris, de la foule avec une anxiété qui prouve leur bonne foi en même temps que leur incertitude. Dans les deux Salons, d’ailleurs, on pratique également le vieux jeu et le nouveau jeu ; dans les deux Salons, l’élément international se fait une place de plus en plus considérable ; dans les deux Salons, quand les peintures sont bonnes, elles le sont par les mêmes raisons, c’est-à-dire quand elles parlent clairement aux yeux, quand elles expriment avec sincérité, avec conscience, avec force ou avec charme, ce qu’elles ont l’intention de dire, et qu’elles l’expriment dans le langage propre qui est le leur, le langage des formes colorées.

Dans ce langage particulier, qu’on le parle clair, haut et ferme comme ont fait les vrais maîtres, ou qu’on le murmure en sourdine selon la mode des décadens, c’est toujours, fatalement, la forme qui est le substantif, c’est la couleur qui est l’épithète ; l’artiste trouve le verbe qui les unit, mais, si l’un des deux termes peut quelquefois manquer, ce n’est pas certainement le substantif. Aujourd’hui comme hier, aujourd’hui comme demain, la meilleure des peintures sera donc toujours celle qui, sous l’accord le mieux approprié de colorations expressives, nous fera le mieux sentir l’exactitude, le mouvement, la vraisemblance des formes enveloppées, c’est-à-dire, en un mot, celle qui sera la mieux dessinée. Il va sans dire que nous entendons le dessin dans son sens le plus large et le plus complet, et que le dessin, pour nous, n’est pas la simple délinéation sèche et froide des contours telle que l’ont pu enseigner quelques pédans traînards, de l’école de David, mais le rendu, souple et libre, plein et vivant, des formes tel que l’ont compris tous les vrais maîtres de la peinture, depuis Raphaël jusqu’à Velasquez, depuis Léonard jusqu’à Rembrandt, depuis Titien jusqu’à Delacroix. Ceci entendu, on peut l’affirmer, c’est par la négligence du dessin que notre école française s’expose en ce moment à perdre la prépondérance que lui a longtemps assurée sa puissante éducation professionnelle ; c’est par la pratique du dessin, c’est-à-dire par l’observation constante, scrupuleuse, émue, des réalités vivantes qu’elle peut relever de nouveau, si elle veut, le niveau de l’art. Tous les bavardages du monde ne sauraient modifier en rien cette situation, ni soustraire les peintres de l’avenir à cette nécessité.