naître l’étendue de la mémoire musicale, nous entreprendrons, à l’exemple de M. Courtier, professeur de l’Université, une étude sur la mémoire des solistes, qui pourraient jouer, sans partition, pendant plus de vingt-quatre heures. Combien ce genre d’études n’est-il pas plus intéressant, plus instructif, plus fécond que celui de l’historien ! Au lieu d’avoir affaire à un document inerte et mort, on analyse une personne vivante.
Me conformant à cette tradition nouvelle, j’ai fait, et je veux résumer ici, une étude de psychologie sur la mémoire des joueurs d’échecs qui sont capables de jouer sans voir les échiquiers ; voici comment j’ai été amené à m’occuper de cette question. Il y a un peu plus de deux ans, en février 1891, j’appris par hasard qu’un jeune Alsacien, M. Goetz, venait de jouer au café de la Régence huit parties sans voir. J’eus un entretien avec M. Goetz, je lui demandai de m’expliquer les moyens d’action dont il se servait. Me rappelant une observation bien connue que M. Taine a publiée dans son livre sur l’Intelligence, je supposais qu’un joueur se sert de la mémoire visuelle pour jouer sans l’échiquier. M. Goetz voulut me convaincre que le jeu sans voir n’a aucun rapport avec la mémoire visuelle. Je ne compris pas bien son explication. Dérouté dès le début, j’interrompis mon étude.
Je l’ai reprise, il y a huit ou dix mois, sous la forme d’une enquête. Un questionnaire, qui a été publié d’abord en français, puis traduit en quatre ou cinq langues, et lancé dans les cinq parties du monde des échecs, m’a mis en relations avec tous les maîtres de l’échiquier ; ceux de Paris ont bien voulu se rendre au laboratoire de psychologie de la Sorbonne pour répondre à mes questions et se soumettre à quelques expériences directes. Je me fais un devoir de reproduire ici, par ordre alphabétique, les noms de tous ceux qui ont contribué à m’éclairer. Ce sont MM. Annosof, Cunnock, Courel, Formstecher, Fritz, Forsyth, Goetz, Janowski, Heydebrand von der Lasa, P. Howel, Lochard, Moriau, Néron, Place, de Rivière, Rosenthal, Schallopp, Sittenfeld, Tarrasch, Taubenhaus, Tolosa y Carreras, Vazquez. J’ai échangé avec quelques-unes de ces personnes jusqu’à cinq ou six lettres. Enfin, je n’aurais garde d’oublier M. Preti, le sympathique directeur du journal d’échecs la Stratégie, qui a tenu dans mon enquête le rôle de celui que les Anglais appellent en politique le whip. Je connais peu d’hommes aussi aimables, aussi modestes et aussi obligeans.
Avant d’entrer en matière, disons un mot du monde des joueurs, afin de renseigner le lecteur sur le milieu particulier où nous le menons. Nous nous en tiendrons à l’essentiel, n’ayant nullement l’intention d’écrire un article d’anecdotes.
Les joueurs d’échecs sont de deux sortes, amateurs ou profes-