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Je voudrais maintenant essayer de présenter ici un portrait fidèle du joueur d’échecs, et principalement du fort joueur, c’est-à-dire de celui qui porte au plus haut degré de perfection tous les caractères de sa profession. D’abord, qu’est-ce qu’un fort joueur ? C’est celui qui possède une grande puissance de combinaison. Le jeu d’échecs est une bataille que deux adversaires se livrent sur un échiquier de 64 cases, au moyen de deux armées qui se composent chacune de 16 pièces ; le but du jeu est de s’emparer du roi de l’adversaire, de le faire mat. Ce qui donne à ce combat une grande complexité, c’est que chaque pièce a une marche particulière, et que le nombre de combinaisons possibles est pratiquement indéfini.

Quand un joueur est sur le point de déplacer une pièce, il doit passer en revue, mentalement, tous les coups possibles, et choisir le meilleur ; son choix fait, il doit prévoir les ripostes possibles de son adversaire, et se rendre compte des modifications qui en résulteront pour la position sur l’échiquier ; l’avantage appartient à celui qui a la faculté de prévoir le plus de coups possible, et qui raisonne le mieux sur ces prévisions. Les maîtres de l’échiquier, nous dit-on, ne risquent jamais un mouvement sans de mûres réflexions, et passent en revue jusqu’à quatre et cinq cents coups.

Cette analyse sommaire laisse supposer qu’il existe une analogie entre le jeu d’échecs et la science des calculs ; l’analogie me paraît réelle. J’ai demandé à un grand nombre de joueurs d’échecs de première force des renseignemens sur leurs aptitudes mathématiques ; la plupart, environ neuf sur dix, m’ont répondu qu’ils sont d’excellens calculateurs mentaux. Cette réponse est assez significative ; il est vraisemblable qu’on n’en obtiendrait pas d’analogue en s’adressant à d’autres catégories de personnes, et notamment aux peintres ; ceux-ci se vantent trop souvent de ne pas savoir faire une addition, pour qu’il n’y ait pas quelque vérité dans leur fière déclaration d’ignorance.

D’autre part, les mathématiciens se sont souvent intéressés aux échecs, et l’on a constaté que dans l’armée, c’est l’artillerie, la marine et le génie qui fournissent le plus grand nombre d’abonnés aux journaux d’échecs ; mais peu de mathématiciens éminens ont été joueurs de première force.

Quelques grands mathématiciens ont écrit sur les échecs : d’abord, Euler, à qui l’on doit une théorie de la marche du cavalier ; mais je ne sache pas qu’il ait été un fort joueur. De nos jours, un Russe, le major Jaenisch, a publié un Traité des applications de l’analyse mathématique au jeu des échecs ; cet ouvrage est, paraît-il, si savant que peu de personnes sont capables de le lire. Le seul exemple d’un mathématicien qui ait été grand