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joueur est Anderssen, l’auteur de la « Partie immortelle ; » c’est le cas typique, et il est à peu près le seul.

On voit combien il serait difficile de faire la synthèse de ces différens documens ; j’admets, pour ma part, assez volontiers qu’il existe une analogie entre les mathématiques, spécialement entre le calcul mental, — et les échecs, mais ce n’est point une identité d’opérations mentales. M. Arnous de Rivière porte sur la question un jugement intéressant : « Les échecs et les mathématiques, dit-il, sont des lignes parallèles. » En d’autres termes, ces deux genres d’étude ont une direction commune, elles supposent un même goût pour des combinaisons à la fois abstraites et précises, et une forte dose de patience et d’attention.

Les femmes ne brillent point aux échecs ; on cite une dame qui a composé un problème ; une autre, que l’on considère en ce moment comme la meilleure joueuse de Paris, ne dépasse pas une force moyenne d’amateur ; un professionnel lui ferait avantage de la tour.

Le jeu d’échecs présente un second caractère distinctif, qui manque aux mathématiques ; c’est qu’il est un combat ; les deux adversaires luttent l’un contre l’autre d’intelligence, de sang-froid, de prudence et d’adresse ; il y a dans une partie d’échecs tout ce que l’on trouve à la guerre, les fausses manœuvres, les embuscades, les ruses, les menaces, les charges à fond de train ; le joueur heureux possède, je ne dirai pas des qualités guerrières, mais une certaine aptitude pour le combat des idées, et en somme autant de qualités morales que de qualités intellectuelles. Ajoutons aussi la vigueur physique. Le joueur de première force a besoin d’un tempérament vigoureux, pour pouvoir lutter dans les tournois, qui sont souvent d’une longueur interminable. Enfin, une dernière qualité, c’est la jeunesse. On donne de vingt-cinq à quarante ans son maximum de force ; à partir de cet âge, il est rare que le jeu se perfectionne ; le contraire, sauf exceptions, paraît être la règle.

Cet ensemble de qualités intellectuelles qui font le grand joueur peut être inné, et se développer de bonne heure, avant toute étude sérieuse. Le plus bel exemple de précocité qu’on puisse citer est celui du célèbre Paul Morphy ; c’était un Américain de la Nouvelle-Orléans ; à l’âge de douze ans, il gagnait tous les forts joueurs de son entourage. En 1858, âgé de vingt ans, après avoir subi avec succès des examens de droit, il vint en Europe, où il battit les plus forts joueurs, en faisant preuve d’une supériorité écrasante. On le considère comme le Mozart des échecs ; en effet, il a vaincu des joueurs qui avaient plus de vingt ans de pratique, lui qui n’a pas connu les longues et pénibles études auxquelles les