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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/837

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maîtres de notre temps sont obligés de se soumettre. La plupart des joueurs allemands célèbres ont débuté sur les bancs du collège. Le docteur Tarrasch, le champion actuel de l’Allemagne, qui n’a encore que trente ans, a commencé à jouer au collège. Neumann, autre fort joueur, mort aujourd’hui, a raconté à M. Preti père qu’au collège, tout en suivant les explications de ses professeurs, il jouait une ou deux parties sans voir avec ses camarades ; il écrivait les coups sur un bout de papier, qu’il passait à ses voisins, et ceux-ci lui renvoyaient la réponse de la même manière.

Passons aux Français. Même précocité encore chez La Bourdonnais, le plus grand joueur que la France ait produit. Son père, gouverneur de la Guadeloupe, l’avait envoyé à Paris pour ses études ; le jeune homme, au lieu de suivre les cours, fréquenta le café de la Régence et devint bientôt sans rival. C’est à dix-huit ans que Philidor jouait sans voir. M. Moriau, un Français établi à Londres, qui est actuellement le champion du City of London Chess Club, nous écrit qu’il a débuté aux échecs à onze ans. M. Goetz nous apprend qu’il a débuté vers le même âge. Incontestablement, ce sont de beaux exemples de précocité, bien que cette précocité ne puisse être nullement comparée à celle des mathématiciens tels que Gauss et Ampère, qui, dit-on, ont commencé à calculer entre trois et cinq ans. Le développement plus tardif de l’aptitude aux échecs tient en partie à des circonstances particulières, telles que la nécessité d’apprendre des règles complexes, ou de posséder un jeu d’échecs, etc. ; il n’en est pas moins vrai que certains individus privilégiés arrivent, presque sans études, à être de première force, ce qui indique un véritable don de nature.

L’action de l’hérédité n’a pas encore pu être constatée nettement dans le monde des échecs : on ne connaît point de familles de joueurs comparables aux familles de musiciens ou de savans ; les grands joueurs du siècle n’ont point laissé leur talent à leurs descendans.

Quant aux maladies auxquelles les joueurs sont sujets, elles n’offrent rien de particulier ; on n’en cite que deux qui soient devenus fous, Morphy et Neumann. Pour Morphy, on ne saurait accuser les échecs de lui avoir fait perdre la raison. Son père possédait de grandes propriétés dont l’exploitation se faisait par des esclaves ; à la suite de la guerre de sécession, lorsque la liberté des esclaves eut été proclamée, les domaines de Morphy furent liquidés avec de très grandes pertes ; ce fut la ruine. Morphy aurait pu facilement tirer profit de sa réputation et de son talent aux échecs, pour gagner des sommes considérables, mais il ne le voulut pas ; aux États-Unis, on considérait alors le gambler, c’est-à-dire celui qui joue pour de l’argent, comme un homme