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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/840

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non-seulement les faits importans, mais les incidens les plus frivoles. En réalité, aucun de ces exemples n’est convaincant, ce sont des documens incomplets et disparates, dont on ne peut tirer que des conclusions contradictoires. Si l’on veut savoir bien exactement dans quelle mesure une grande intelligence suppose une grande mémoire, il faut ne pas se contenter d’observations isolées et étudier des groupes d’individus du même genre chez lesquels l’intelligence varie d’amplitude, en cherchant en même temps quelles sont les modifications correspondantes de la mémoire.

L’étude des joueurs d’échecs satisfait à cette première condition ; de plus, cette étude n’est point arrêtée par une difficulté que l’on rencontrerait nécessairement si l’on soumettait à la même analyse des hommes de génie, choisis parmi les savans et les artistes. Pour ces derniers, il paraît assez difficile, presque impossible, de mesurer le degré de l’intelligence ; les manifestations de leur génie sont si variées, et en même temps dépendent si étroitement de circonstances accidentelles qu’on ne peut pas les réduire à une commune mesure, et la précision qu’on voudrait y mettre serait un trompe-l’œil. Malgré l’abus que la rhétorique a fait des parallèles, qui pensera à comparer Victor Hugo et Napoléon ? Et même si l’on prend des hommes appartenant à la même catégorie, ne sera-t-il pas embarrassant souvent de comparer l’intelligence stratégique de deux généraux qui se sont trouvés aux prises avec des circonstances absolument différentes ? Pareille difficulté ne se présente pas pour les joueurs d’échecs ; l’échiquier donne leur mesure exacte ; l’échiquier est comme un champ de bataille idéal, où le hasard ne prend aucune place, car la lutte ne se poursuit qu’entre des idées, dont les pièces sont les signes matériels.

On connaît aujourd’hui la force de tous les joueurs qui ont joué en public et dont les parties ont été imprimées. Chacun a son nom sur une cote, qui n’est écrite nulle part, mais que tous les connaisseurs ont dans la mémoire. Pour montrer à quel point les idées sont précises, nous rappellerons la classification que l’on fait habituellement entre les joueurs.

Sont considérés comme de première force ceux qui luttent à égalité contre les plus forts ; un joueur lutte à égalité ou à but, quand on ne lui fait aucun avantage, et on ne lui en fait aucun, parce que le moindre de ceux qu’on lui concéderait lui assurerait infailliblement la victoire. Les joueurs de première force, évidemment, ne sont pas tous de force égale ; nous n’essaierons pas d’établir une hiérarchie entre eux, pour ne pas froisser inutilement leur amour-propre ; disons seulement que, du consentement de tous, on place au premier rang un Américain, M. Steinitz, qui tient depuis vingt-