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grand pouvoir d’abstraction ; le joueur doit pouvoir s’abstraire du milieu extérieur et ne pas être troublé par le bruit des conversations ; quelques-uns sont si bien maîtres de leur pensée qu’ils sont capables, dit M. Taine, de faire des parties d’échecs en parcourant des rues fréquentées, — et même à cheval. Les autres qualités requises sont l’érudition, la mémoire et l’imagination. Nous ne pouvons pas songer à décrire en détail toutes ces qualités de l’esprit du joueur ; nous devons nous borner à l’essentiel : le jeu sans voir, que cela soit dit une fois pour toutes, suppose une mécanique mentale extrêmement compliquée ; nous n’en étudierons que deux ou trois rouages principaux.

Parlons d’abord de l’érudition. En lisant avec soin les lettres de nos correspondans, un fait nous a frappé. Presque tous s’accordent pour donner une importance majeure à une condition que nous n’avions pas prévue dans notre questionnaire ; et cette condition, c’est une grande pratique. Pour arriver à se passer de l’échiquier, nous a-t-on dit et répété dans tous les termes possibles, il faut avoir longuement pratiqué l’échiquier, il faut le connaître à fond ; un bon joueur sans voir est toujours un fort théoricien. « Si je puis me rappeler la position, nous dit M. Rosenthal dans un langage familier et clair, c’est parce que je connais les échecs comme chacun connaît son métier, comme vous-même connaissez vos appareils de psychologie. » M. Tolosa y Carreras, un de ceux qui m’ont le mieux fait comprendre la complexité de la question, insiste aussi sur la part de l’érudition et de l’exercice dans le jeu sans voir. Il cite cet exemple : « Un amateur à qui on viendrait d’apprendre les règles du jeu serait incapable de jouer sans échiquier, quelle que fût l’étendue de sa mémoire. »

En cherchant à nous faire une idée de l’avantage que peuvent présenter l’érudition et la longue pratique pour le jeu sans voir, nous sommes arrivés à reconnaître que ce qui permet de graver dans la mémoire une série de coups ou une position, c’est la faculté de donner à ces coups et à cette position une signification précise. Ce point est très important ; expliquons-le avec quelque détail.

Qu’un ignorant essaie de retenir une partie dont il entend annoncer les coups, — ou qu’il regarde directement ; quelle que soit la sûreté de sa mémoire, on peut être certain d’avance qu’il n’y parviendra pas ; à moins de passer des journées à se répéter les mots bizarres qui servent de notation aux coups, ou à faire repasser le tableau de l’échiquier devant ses yeux. C’est précisément parce qu’il ne comprendra pas le sens des coups qu’il aura tant de peine à les retenir ; il est dans la même situation d’esprit qu’un illettré qui voudrait se souvenir d’une ligne imprimée, de manière à reproduire fidèlement la forme de lettres qu’il ne comprend pas