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pour nous, il suffit de jeter un simple coup d’œil sur la ligne, et nous retenons toutes les lettres qui la composent. Pourquoi ? parce que nous comprenons le sens des mots, — les mots ne sont pas simplement des figures noires sur fond blanc, visibles pour nos yeux, mais encore des signes d’idées visibles pour notre esprit ; et la suggestion d’idées qu’ils provoquent sert à les retenir. C’est là un curieux paradoxe de la mémoire ; on allège le poids de sa charge en l’augmentant. Si je ne me trompe, cette comparaison des lettres et des mots rend un compte exact de ce qui se passe dans le jeu sans voir ; si le joueur peut retenir les coups joués dans cinq, dix parties, ce qui fait un total de plus de cinq cents coups, c’est parce qu’il a en même temps conscience des raisonnemens qui ont amené ces coups, et qu’il se rend compte de la genèse psychologique de la partie ; en un mot, c’est parce que, pour son esprit, la partie n’est pas simplement une lutte entre des poupées de bois, mais une lutte entre des idées.

Quelles idées ? demandera-t-on. Les idées que peuvent susciter les manœuvres des pièces ne sont-elles pas peu nombreuses et peu variées ? Les personnes qui n’ont pas approfondi le jeu d’échecs s’imagineront peut-être que les raisonnemens qu’il éveille sont courts et rudimentaires, et peuvent s’exprimer dans des phrases comme les suivantes : « Si je vais ici, je prends ; si je vais par là, je suis pris. » Ceux-là ne connaissent pas les ressources, nous dirons même la philosophie du jeu d’échecs, qui présente pour ses adeptes un attrait si vif, qu’il a, dit-on, le pouvoir de faire oublier toutes les douleurs. Écoutons parler quelques joueurs ; voyons comment ils décrivent une position, essayons de comprendre ce qu’ils ressentent.

M. Goetz écrit : « Aussi bien dans la partie vue que dans la partie jouée sans voir, chaque position que je crée ou que je vois se former devant moi parle au-delà de mon raisonnement, à ma sensibilité, elle me fait une impression sui generis… Je la saisis comme le musicien saisit dans son ensemble un accord. » Plus loin, M. Goetz ajoute : « Je suis souvent porté à résumer dans une épithète générale le caractère d’une position. » Sur ma demande d’explications, relativement à ce mot d’épithète, il ajoute : « En fait d’épithète, il me serait aussi difficile de caractériser une partie qu’un morceau de musique. Cela vous a l’air simple, familier, ou bien original, excitant, suggestif, et l’on éprouve du plaisir à voir cela comme si l’on revoyait une ancienne connaissance ; mais aussitôt que vous tentez de préciser votre épithète, le charme s’évanouit, la chose s’épaissit, s’alourdit, et vos impressions s’effacent. »

C’est donc grâce à une foule de suggestions d’idées qu’elle éveille qu’une partie devient intéressante et se fixe dans le souvenir.