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Ajoutons un nouvel élément qui entre en ligne de compte, la personnalité de l’adversaire. Plusieurs joueurs dignes de foi, par exemple M. Arnous de Rivière, m’ont affirmé qu’à travers le jeu de leur adversaire, ils peuvent discerner sa nature et son tempérament. Il y a une façon de jouer qui est simple, franche, droite ; d’autres sont plus compliquées, plus entortillées, plus hypocrites. Il y a des modes d’attaque et de défense qui révèlent un esprit têtu ; d’autres ont de l’ironie, ou sont franchement comiques. Les auteurs compétens ont pu déterminer le caractère du jeu de chaque grand joueur. On dit de Cochrane, par exemple, que son jeu impétueux et aveugle rappelait la charge des mamelouks venant, à la bataille des Pyramides, se faire empaler, hommes et chevaux, sur les baïonnettes françaises ; comme contraste, on cite le style sévère et froid de Popert, et la finesse de M. Heydebrand von der Lasa. On connaît aussi l’ardeur et la fierté du jeu de La Bourdonnais, se mesurant avec la patience et la persévérance de M’Donnel, son adversaire habituel ; M. de Rivière dit qu’il y a la même différence entre le jeu noble et simple de Paul Morphy et le jeu savant, mais entortillé et tortueux de quelques joueurs modernes, qu’entre Raphaël et Quasimodo. S’il est vrai que le jeu reçoit avec ce degré de netteté l’empreinte de la personnalité du joueur, le joueur sans voir doit y trouver une aide puissante pour sa mémoire ; évidemment il sera d’autant plus facile de se rappeler une partie qu’elle présentera une physionomie plus distincte.

Cette physionomie change avec les temps comme avec les races. Les joueurs exercés et instruits reconnaissent, à la simple forme des combinaisons, les parties d’un autre temps ; celles de Philidor et de ses élèves, qui datent de la fin du siècle dernier, ont toutes un air de famille. Aujourd’hui, on joue aux échecs sur tous les points du globe, en Amérique, aux Indes, en Chine ; les milieux, les races, tout ce qui influe sur la nature des hommes influe aussi sur la nature du jeu ; il paraît même qu’on ne joue pas de la même façon en Angleterre et en Amérique. M. Arnous de Rivière, qui a bien saisi l’intérêt philosophique de ces questions, pense qu’on pourrait arriver à distinguer les parties anglaises et américaines, en opérant sur un grand nombre.

Mais laissons là ces considérations anecdotiques. Pour le grand joueur, ce ne sont pas des faits de cet ordre qui marquent d’un caractère spécial une partie ; ce caractère dépend du type même des combinaisons. Il faut savoir que l’art des échecs est aussi une science, et que l’on a écrit sur ce jeu plus de mille volumes d’analyses. Le plus célèbre de ces volumes est un gros manuel allemand, le Handbuch des Schachspiels, dans lequel se trouve analysé le genre d’attaque ou de défense qui caractérise chaque