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autant il serait vain de prétendre que l’empire est si parfaitement unifié qu’il ne s’y rencontre même pas une espèce de particularisme moral, de dualisme psychologique.

Issu, dans des circonstances tragiques, du mariage du nord et du sud, l’empire allemand est comme Hamlet : il y a deux âmes en lui. Il y a l’âme féodale et militaire de la Prusse ; l’âme rêveuse, poétique, artistique, des pays au-delà du Mein ; une âme impérieuse et rude, une âme molle et chantante. De là, deux tendances distinctes et, ce n’est rien exagérer, deux conceptions de l’être. Être fort, être craint, être le maître, premier cri de l’âme prussienne ; avoir ses aises, sich bequem machen, dernier soupir de l’âme allemande. Le voilà, le particularisme, le dualisme irréductible ; la voilà, la cause permanente et toujours active du conflit.

Ce n’est point par l’effet du hasard, par une inspiration subite que les théoriciens politiques d’outre-Rhin ont inventé la Völkerpsychologie, la « psychologie des peuples ; » elle devait éclore et se développer, comme en un milieu exceptionnellement propice, dans l’Allemagne contemporaine : le professeur y avait le sujet sous la main. Au surplus, les théoriciens jouissent d’un assez grand crédit en Allemagne, ils ont eu une assez grande part à la fondation de l’empire, à force d’en répandre l’idée, d’en dessiner l’image, d’en construire le système, pour qu’il soit instructif et curieux de les consulter. Or les savans, les philosophes, les juristes, que disent-ils ? Comment jugent-ils l’œuvre de la Prusse ?

« l’État prussien, écrit Bluntschli (un Suisse devenu Allemand), a noblement rempli sa mission historique, et le nouvel empire a remplacé l’ancienne confusion. L’esprit allemand essaie enfin, pour la première fois, de réaliser ses plans politiques dans une forme nationale et moderne[1]. » — Cette forme ne pouvait être servilement copiée d’aucune autre, importée de nulle part, car «le peuple allemand a réellement sa mission et son idéal politique à lui. » Elle était, du fond de l’histoire, déterminée par l’ensemble des circonstances : « Les élémens dynastiques, les traditions, l’esprit, les mœurs, la culture, les besoins de l’Allemagne demandaient à la fois la monarchie et les libertés publiques. » Bluntschli ne se fait pas scrupule de l’avouer : « Il n’est guère de peuple plus tourmenté de contradictions que le peuple allemand. »

La première de toutes, la plus grave est celle-ci : l’Allemagne veut être une, et l’esprit allemand est essentiellement particulariste. « L’esprit particulariste a toujours paru l’emporter dans la race germanique sur le sentiment de l’unité de l’Etat. » Le Germain

  1. La Politique, le Droit public général, traduction française de M. de Riedmatten, passim.