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de mer qui sépare l’Espagne du nord-ouest de l’Afrique, pour tomber dans une décevante réalité. Jamais ils n’arriveront à se figurer, s’ils n’en font pas eux-mêmes l’expérience, qu’un si mince filet d’eau puisse produire les contrastes qui s’offriront à leurs yeux dès qu’ils auront passé de Gibraltar à Tanger. Certes, la Manche, l’English Chamiel, a creusé une profonde démarcation entre les usages de deux peuples bien voisins pourtant, mais jamais comme celle qui s’est produite entre les États d’Europe et l’empire du Maroc.

Lorsque, peu à peu, trop lentement sans doute, l’Algérie s’assimile à la France ; que la Tunisie accepte sans un mauvais vouloir déplaisant nos colons et leurs cultures ; que la Tripolitaine, à ce voisinage d’une immigration chrétienne frayant avec un monde musulman, s’adoucit au point d’accueillir sans démonstration hostile nos explorateurs africains, le Maroc seul, l’antique Moghreb, persiste dans son isolement. Sa haine farouche pour tout ce qui est directement ou indirectement européen est restée aussi vivace qu’au temps où ses corsaires infestaient les deux mers qui baignent ses côtes. Il n’est guère de jour, même en ces temps-ci, où, par haine et, en quelque sorte, par habitude, les Espagnols de Ceuta et les indomptables montagnards du Riff n’échangent des coups de fusil.

Ce n’est pas seulement par des préventions impossibles à déraciner, par son ignorance et son antipathie religieuse, que le Maroc se distingue de nous. Il en est resté à ce qu’était l’Europe au moyen âge, c’est-à-dire intolérant, ignare, et c’est un sujet continuel d’étonnement pour ceux qui peuvent pénétrer jusqu’à Fez et Méquinez, d’y constater une organisation politique et sociale des plus surannées. Plus des deux tiers de l’ancien Moghreb n’obéissent que par la force aux ordres de leur empereur ; au nord, son autorité est reconnue tant bien que mal ; mais au sud, sur l’autre versant de l’Atlas, la rébellion est permanente.

Est-ce que tous les jours nous n’apprenons pas que l’armée impériale entre en campagne, non pour conquérir ou combattre l’étranger, mais tout simplement pour faire rentrer dans l’obéissance des sujets révoltés ou bien encore pour remplir les caisses vides du trésor par le recouvrement d’impôts arriérés ? Que le sultan actuel vienne à mourir, que son successeur soit proclamé à Méquinez par les ulémas et ses habitans, et nous verrons le nouvel élu envoyer des troupes dans toutes les directions pour se faire accepter en cette qualité, heureux s’il n’est pas contraint d’aller lui-même imposer son autorité jusqu’aux confins du Sahara ou dans les régions montagneuses de son empire. Tout ceci, il faut