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ses masses sombres dix lieues de côtes. Là aussi une grandeur historique s’évanouit : la forêt s’est dépeuplée comme la cité. Les vieux plus parasols ont succombé à quelques hivers trop durs. Il en reste de beaux rideaux déchirés, çà et là, sur les dunes ; des fûts isolés se dressent à l’horizon, pareils aux colonnes épargnées dans la ruine d’un temple antique. Un sous-bois d’essences plus humbles a grandi à l’ombre des géans disparus. Pendant ces journées de mai, le hallier de chênes-verts et d’arbustes épineux n’est qu’une immense corbeille de fleurs : aubépines, églantines, romarins, chèvrefeuilles emmêlés aux branches ; genêts d’or rampant sur le sable, orchidées tapies dans l’herbe, nymphées flottans sur les mares obcures où les sources s’égouttent dans les fraîches retraites du fourré. L’odeur d’Italie, ce fort parfum des buis en sève qui domine tous les autres, se mêle aux senteurs marines et aux salubres effluves des pins. L’enchantement de la Pineta ravagée suffit encore à justifier le choix de Dante ; c’est là qu’il a placé l’entrée du Paradis terrestre ; c’est elle qu’il dépeint, (d’antique, la divine forêt épaisse et vivante, où le sol embaumait de toute part, où l’air doux, sans changement, touchait le front comme les coups légers d’un vent suave… Les oiseaux pleins de joie recevaient entre les feuilles les premiers souffles du jour, qui faisaient la basse de leurs chansons ; tel ce murmure court de branche en branche dans la Pineta, sur le rivage de Chiassi, quand Éole lâche au dehors le siroco. » C’est le lieu que le poète assigne à sa première rencontre avec Béatrice ; la Dame marchait sur l’autre bord d’un de ces longs fossés qui coupent en droite ligne la futaie, « où l’eau coule sombre, sombre, sous l’ombrage perpétuel[1]. »

Quand le promeneur perdu dans ce labyrinthe regagne la lisière et s’élève sur les dunes d’où l’on découvre l’horizon, un spectacle magique l’y enchaîne. Entre les arcades des grands pins, immobiles et noires sur l’étendue lumineuse qu’elles encadrent, une plaine indéfinissable, steppe, tourbière, marécage, déroule sa nappe vide jusqu’aux lignes incertaines de la mer ; nul accident, nul mouvement sur ce désert, sauf une apparition fantastique : de larges voiles, aux tons vifs d’orange et de safran, se déplacent

  1. Voir toute la première partie du chant XXVIII, Purgatorio :

    Vago già di cercar dentro et dintorno
    La divina foresta spessa e viva…
    ………….
    Tal, qual di ramo in ramo si raccoglie
    Per la Pineta in sul lito di Chiassi,
    Quand’Eôlo Scirocco fuor discioglie.